La Libye fait monter la pression sur la Suisse
Tripoli vient d'annoncer un embargo pétrolier et un retrait des avoirs libyens en Suisse. En début de semaine à Berne, une importante réunion entre Suisses et Libyens aurait mal tourné.
C’est l’agence officielle libyenne Jana qui a annoncé jeudi l’arrêt des livraisons de pétrole et le retrait des avoirs bancaires, citant une «source responsable du ministère des Affaires étrangères».
Toujours selon Jana, ces mesures interviennent en protestation contre les «mauvais traitements» infligés «à des diplomates et des hommes d’affaires libyens de la part de la police du canton de Genève».
Tripoli avait déjà brandi la menace de ne plus livrer de pétrole à la Suisse après l’arrestation, le 15 juillet dernier à Genève, d’Hannibal Kadhafi, l’un des fils du dirigeant libyen, et de son épouse, accusés de mauvais traitements par deux anciens domestiques. Mais cette menace n’a jamais été mise à exécution.
Quant à l’argent, le patron de la banque centrale libyenne, Farhat Qadara, a confirmé dans la nuit de jeudi à vendredi que son pays avait retiré tous ses avoirs de Suisse pour les transférer dans des établissements européens.
Selon la Banque nationale suisse, ces avoirs se montaient à quelque 6,6 milliards de francs à fin 2007.
Aucune notification officielle
Malgré ces déclarations, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) n’avait reçu aucune notification officielle de ces mesures jusqu’à jeudi soir.
Vendredi, le président de la Confédération a assuré que l’embargo pétrolier annoncé par la Libye resterait pratiquement sans conséquence pour la Suisse. Interrogé par la télévision alémanique SF, Pascal Couchepin a souligné que la situation sur les marchés pétroliers s’était calmée et que les prix étaient retombés.
Le président espère néanmoins que ces nouvelles mesures de rétorsion en resteront au stade des paroles. Car, a-t-il dit, «le fait qu’un pays prenne de telles mesures n’est pas anodin».
Etat de droit
Vendredi, le DFAE a diffusé un bref communiqué, où il rappelle que «la Suisse est un Etat de droit. Elle doit veiller au respect de sa Constitution et mener des procédures dans un cadre légal. Le Département maintient ses efforts afin de régler les problèmes qui pèsent sur les relations bilatérales entre la Suisse et la Libye».
Le ministère ajoute qu’aucune information ne lui est parvenue de la part des autorités libyennes au sujet du retrait des avoirs de Tripoli des banques suisses. Il en va de même en ce qui concerne l’arrêt de l’approvisionnement de la Suisse en pétrole brut
Les deux pays mènent des discussions bilatérales et des délégations de haut rang se sont rencontrées à plusieurs reprises dans les deux pays afin de régler leurs différends.
«Il s’agit d’un processus de négociations qui repose sur la propension à chercher ensemble des solutions, dans un climat de compréhension mutuelle», explique le DFAE. Et, jusqu’à maintenant, ce processus n’a jamais été officiellement remis en question par les autorités libyennes, note le Département.
Une réunion qui a mal tourné
Reste que ce processus de négociations semble avoir connu un sérieux accident en début de semaine à Berne. Une source bien informée a déclaré à swissinfo qu’une importante rencontre réunissant des Suisses, des Libyens et des représentants d’autres pays arabes a mal tourné, la partie libyenne exigeant à nouveau des excuses de la Suisse pour l’affaire de cet été. Cette source précise que la crise est gérée par le colonel Kadhafi lui-même.
Pour Kurt Spillmann, ancien directeur du Centre pour les études de sécurité et la recherche sur les conflits de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, cette étape n’est rien d’autre qu’«un nouveau round dans la lutte de prestige entre Kadhafi et la Suisse». Le colonel, en effet, se sent toujours humilié et veut que la Suisse présente des excuses officielles.
A l’époque, Tripoli avait rappelé certains diplomates et incarcéré deux Suisses en Libye, qui ont été relâchés depuis mais qui ne peuvent toujours pas quitter le pays. En Suisse pendant ce temps, les deux anciens domestiques ont retiré leur plainte (moyennant une indemnité au montant non précisé) et les charges contre le fils et la belle-fille du colonel ont été abandonnées.
Choc des cultures
Derrière ces tensions, Kurt Spillmann voit une forme de choc des cultures: pour dénouer cette crise, la Suisse devra prendre en compte le contexte arabe et islamique basé sur l’honneur personnel et familial. Mais d’un autre côté, s’excuser placerait la Suisse dans une situation difficile, parce qu’elle a agi conformément à sa Constitution et à ses lois.
«Même s’il serait sage pour la Suisse de simplement s’excuser, elle doit trouver un moyen de le faire qui soit acceptable par Kadhafi, sans pour autant renier ses valeurs fondamentales», explique l’expert.
Pour l’heure, Kurt Spillmann ne voit guère comment dénouer cette crise. Car personne ne sait jusqu’où Kadhafi voudra pousser l’escalade. Mais l’expert ne pense pas que les récentes décisions libyennes auront un grand impact sur la Suisse.
«Auto-goal»
Rassurant également, Rolf Hartl, directeur de l’Union pétrolière suisse, estime que l’approvisionnement n’est nullement menacé et que les prix à la pompe ne vont pas augmenter.
Si elle est mise à exécution, la menace ne déploierait ses effets que dans deux à trois semaines et, d’ici-là, les importateurs auraient le temps de se tourner vers d’autres sources d’approvisionnement.
Pour Rolf Hartl, il s’agit plutôt d’un auto-goal pour la Libye, qui affecte ses propres intérêts en Suisse. Sous la marque Tamoil, elle y possède en effet une des deux seules raffineries du pays (à Collombey, en Valais) et 350 stations d’essence.
swissinfo et les agences
En 2007, la Libye était le 1er partenaire commercial de la Suisse sur le contient africain, devant l’Afrique du Sud et le Nigéria. Le montant des importations s’élevait à presque 2 milliards de francs (surtout du pétrole), et celui des exportations de 280 millions, surtout des machines, des produits pharmaceutiques et agricoles.
En 2007, 56% du pétrole brut importé en Suisse venait de Libye.
Depuis la levée des sanctions imposées par les Nations Unies en 2003, les contacts diplomatiques entre les deux pays étaient revenus à la normale.
En 1997, Tripoli interdisaient l’entrée du pays aux Suisses, pour protester contre le refus d’octroyer un visa d’étudiant à l’un des fils du colonel Kadhafi. Les autorités suisses ont alors durci les conditions d’entrée pour les citoyens libyens. Le conflit s’est réglé une année plus tard.
Actuellement, une quarantaine de Suisses vivent en Libye, pour la plupart des bi-nationaux.
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