Des perspectives suisses en 10 langues

La «paix des langues» menacée en Suisse?

Cette classe de 5e primaire de Flurlingen est le terrain d'un essai-pilote d'enseignement simultané de l'anglais et du français. Ex-Press

Les esprits s’échauffent à nouveau en Suisse à propos de l’enseignement du français dans les cantons alémaniques. Les promoteurs d’un apprentissage plus tardif jurent qu’ils ne s’agit pas d’une attaque contre les Romands. Ceux-ci rétorquent qu’il en va de la cohésion nationale.


Quelle Suissesse, quel Suisse, n’aura pas fait cette expérience, à l’étranger, de voir les yeux de son vis-à-vis s’illuminer et de l’entendre dire «ah, vous êtes Suisse, vous savez plusieurs langues, alors?» Cet atout, dont les ressortissants helvètes se vantent, est pourtant en train de vaciller. Du moins si les efforts de certains groupes, en Suisse alémanique, pour repousser l’apprentissage du français de l’école primaire à l’école secondaire aboutissent. Les tensions sont vives entre communautés linguistiques.

«La décision thurgovienne vise à instaurer une monoculture suisse alémanique. Cela fera du tort au pays»: c’est ce qu’a écrit le 16 août le politicien socialiste vaudois Roger Nordmann, député au Conseil national (Chambre basse du Parlement fédéral), en allemand, dans le «Tages-Anzeiger». Il réagissait à la décision du Parlement du canton de Thurgovie, qui avait accepté, le 13 août, une motion de la droite conservatrice de repousser le début de l’apprentissage du français à la 7e année, soit à l’âge de 12 – 13 ans.

Pour le Vaudois, cette décision, que le gouvernement devra encore mettre en œuvre, est «pédagogiquement fausse, douteuse du point de vue institutionnel et restrictive d’un point de vue culturel.» Il rappelle qu’il est établi que les cerveaux jeunes apprennent plus facilement une langue étrangère.

Cette prise de position a, à son tour, déclenché un flot de réactions contraires. La Haute école pédagogique (HEP) de Schaffhouse en a profité pour faire connaître les résultats d’une compilation d’études internationales démontrant que l’âge du début de l’apprentissage d’une langue n’est pas important. Le succès serait tout aussi possible avec un démarrage à l’adolescence.

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«Fichez-nous la paix!»

Quant à la parlementaire fédérale Verena Herzog, qui défend la décision du Grand conseil de son canton, elle a assuré, dans «24 Heures» et «La Tribune de Genève», qu’il ne s’agissait pas d’une «attaque contre les Romands», mais d’un objectif «purement pédagogique». Cette membre de l’UDC (droite conservatrice) dit vouloir intensifier l’apprentissage de cette deuxième langue, «mais à l’école secondaire», avec «un enseignement par niveau et non plus dans une classe mixte» et davantage d’heures de cours qu’aujourd’hui.

Une histoire agitée

Avant le compromis sur l’enseignement des langues étrangères de 2004, le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures avait déjà repoussé le français de la 5e année d’école à la 7e. Mais la décision du canton le moins peuplé de Suisse (16’000 habitants) n’a pas fait trop de vagues. Uri (36’000 personnes) n’enseigne également le français qu’à partir de 12-13 ans, mais propose en revanche l’italien à partir de la 5e année.

Des tentatives de report du français lancées le plus souvent par les milieux enseignants soutenus par la droite conservatrice ont échoué, en votation, dans les cantons de Zurich, Schaffhouse, Zoug et Thurgovie, en 2006.

Actuellement, vingt cantons connaissent le système 3/5 : la première langue étrangère commence en 3e année scolaire, à l’âge de 8-9 ans, la deuxième en 5e. Les régions sont libres de commencer par une langue nationale ou par l’anglais.

La Suisse romande commence par l’allemand, tandis que les cantons situés à la frontière linguistique (BS, BL, SO) de même que les parties francophones des cantons bilingues débutent par le français. L’anglais a la priorité dans les autres.

Les cantons des Grisons et du Tessin connaissent des solutions légèrement adaptées à leurs situations linguistiques cantonales respectives. Au Tessin, les élèves n’apprennent pas deux, mais trois langues étrangères.

Le mécontentement suscité par Roger Nordmann a même abouti à un peu amène «fichez-nous la paix» d’un magazine alémanique proche de l’UDC, la «Weltwoche», à l’intention des Romands. Le même titre (qui avait déjà qualifié les francophones de « Grecs de la Suisse ») a aussi réalisé un sondage en ligne pour savoir si ses lecteurs approuvaient l’idée que Romands et Alémaniques se parlent en anglais. Quelque 40% (sur 759 réponses) ont répondu par l’affirmative. Il y a une dizaine d’années, à l’époque de la première «guerre des langues», une telle idée n’aurait pas été exprimée en public.

La «guerre» avait été déclenchée par la volonté de certains cantons alémaniques, dont le poids lourd économique qu’est Zurich, de favoriser l’anglais à l’école. Les directrices et directeurs de l’instruction publique (les cantons suisses ont la haute main sur la formation) ont fini par adopter un compromis également appelé «paix des langues», en 2004. Il fut décidé que tous les enfants de Suisse apprendraient deux langues étrangères à l’école primaire, dont une langue nationale.

Ce compromis est aussi intégré dans le concordat sur l’harmonisation de la formation en Suisse et il est aussi un élément des plans d’études, dans lesquels les directeurs de l’instruction définissent les objectifs d’apprentissage des élèves. Il est déjà en vigueur en Suisse romande et au Tessin.

Nouveau terrain de bataille

Et c’est là que le bât a (re)commencé à blesser: le nouveau plan d’études alémanique n’est pas encore finalisé. Dès la phase de préparation, certains enseignants ont critiqué la présence de deux langues étrangères à l’école primaire, arguant que les enfants sont «surchargés».

«Il faut prendre les critiques des enseignants au sérieux, estime Christine Le Pape Racine, professeur de didactique du français et chercheuse dans le domaine de l’acquisition des langues étrangères. Mais il faut qu’ils expliquent en quoi exactement les élèves sont surmenés. Je n’en ai jamais eu de démonstration.»

Pour la chercheuse, qui a aussi signé une tribune dans la NZZ avec deux collègues participant, comme elle, à une recherche dans ce domaine (25.6.2014), «les élèves sont peut-être surmenés si la didactique n’est pas adéquate.» Mais, ajoute-t-elle, «les questions sont tellement complexes qu’il faut prendre le temps de savoir ce qui convient le mieux au plus grand nombre.»

Selon elle, «commencer tôt présente l’avantage de permettre des méthodes ludiques avec des enfants encore petits.» Un aspect qui est encore renforcé par le fait que, dans plusieurs cantons, il n’y a pas de notes au primaire.

Une question de moyens financiers?

Dans toutes les initiatives lancées ces dernières années pour repousser le français, les militants ont également dit que les moyens étaient insuffisants pour apprendre correctement au niveau primaire. Ce à quoi les partisans des deux langues répondent que l’on peut appliquer cet argument à toute autre branche.

Fronde populaire

Avant le canton de Thurgovie et sa décision parlementaire d’août 2014, les députés du Grand conseil de Schaffhouse avaient déjà accepté, en février, un postulat demandant à leur exécutif de plaider sur le plan fédéral pour le report du français à l’école secondaire.

Des interventions pour un report du français ont également été déposées dans les cantons de Soleure, de Lucerne et de Bâle-Ville.

Des initiatives sont en cours contre le plan d’études alémanique, avant même sa finalisation, dans les cantons de St-Gall et d’Argovie. Des comités proposant de dénoncer le concordat d’harmonisation scolaire (Harmos) sont à l’œuvre dans les cantons de St-Gall, Bâle-Campagne, Lucerne, Thurgovie et Grisons. 

L’autre argument récurrent des personnes opposées à deux langues au primaire porte sur le bon allemand, qui serait déjà, à leurs yeux, une langue étrangère pour les Alémaniques, plus à l’aise en dialecte. «Des professeurs ont constaté que des élèves ne pouvaient même plus parler correctement l’allemand à la fin de leur scolarité, déclare ainsi Verena Herzog. D’autant plus que l’allemand est déjà une première langue étrangère pour nous, notre langue maternelle étant le dialecte.»

Intervention de Berne?

Interrogée par la Radio télévision suisse (RTS) le 20 août, Claudine Brohy, de l’Institut du plurilinguisme de l’Université de Fribourg, a rappelé que la Suisse alémanique avait été longtemps «très francophile», mais que le vent «était peut-être en train de tourner», sans qu’elle puisse en expliquer les raisons. Elle regrette que certains enseignants se laissent instrumentaliser par les partis politiques.

Ainsi, après la Thurgovie, Nidwald va supprimer à son tour le français à l’école primaire. L’exécutif apporte ainsi son soutien à une initiative de l’UDC. En revanche, le canton de Suisse centrale entend augmenter le nombre d’heures de français au cycle secondaire et y rendre obligatoire un séjour linguistique en Suisse romande.

De son côté, Alain Berset, le conseiller fédéral (ministre) en charge de l’éducation, a déjà mis en garde contre l’abandon du français à l’école primaire. « Les cantons doivent participer à la cohésion nationale, sans quoi le fédéralisme ne fonctionne pas », a-t-il affirmé dans une interview vendredi à la NZZ.

Le cas échéant, la Confédération interviendra pour obliger les cantons à respecter le mandat constitutionnel, a-t-il averti. C’est aussi ce qu’elle avait fait dans les années 70, lorsque le canton de Zurich avait refusé, en votation, de commencer l’année scolaire en août et non plus au printemps.

Avant cela, il est fort probable que les Alémaniques voteront sur les initiatives «anti-deux langues étrangères». Et peut-être donneront-ils raison au professeur émérite de l’Université de Neuchâtel Anton Näf, qui avait déclaré, en juin, au «St. Galler Tagblatt» qu’il ne trouvait pas problématique que le français reste réservé à une «élite». 

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