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La Suisse cherche l’œuf de Colomb

Travailleurs polonais dans un champ d’asperges aux Grisons. Le taux d’immigrés parmi les ouvriers agricoles est particulièrement élevé. Keystone

Comment mettre en œuvre l’initiative «Contre l’immigration de masse» sans rompre avec l’UE et causer des dommages à l’économie? Faut-il freiner les entrées avec ou sans système de contingents, avec des plafonds ou avec un nouveau statut de saisonnier? Les propositions émises jusqu’ici semblent avoir plus d’adversaires que de partisans.

L’introduction de contingents, telle que l’exige l’initiative «Contre l’immigration de masse», n’est pas compatible avec la libre circulation des personnes. Vu que l’UE ne montre jusqu’ici aucune disposition à négocier sur le sujet, la Suisse est prise dans un dilemme: doit-elle appliquer la volonté populaire et introduire durablement des quotas, comme le demandent les initiants, et mettre ainsi en danger les accords bilatéraux avec l’UE? Ou doit-elle ne fixer aucun contingent, ou alors les plus larges possible, et ainsi brusquer les initiants, qui dans ce cas menacent déjà de lancer une initiative de mise en œuvre?

Résoudre ce problème tient de la quadrature du cercle.

swissinfo.ch

Des quotas comme avec les Etats tiers?

Depuis des années, la Suisse connaît déjà un système de quotas comme ce que demande l’initiative. Il régit l’immigration des citoyens des pays tiers (hors de l’espace UE/AELE). Le Conseil fédérale fixe un plafond annuel, qui est depuis quelques années de 8500 personnes (voir l’article ci-contre).

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«Ceux qui parlent d’une mince affaire ont tout faux»

Ce contenu a été publié sur Le système est orienté sur les besoins de l’économie suisse, note Martin Reichlin, porte-parole de l’Office fédéral des migrations, «et en particulier sur les conditions actuelles du marché du travail, son évolution prévue, le taux de chômage, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, mais également les exigences de la société et de la politique». C’est le…

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L’idée d’étendre ce système de contingents aux travailleurs de l’UE/AELE n’enthousiasme pas du tout le patronat. «Même si l’UE l’acceptait – ce que rien n’indique jusqu’ici, ce ne serait pas une solution pragmatique pour l’économie, note Daniella Lützelschwab Saija, membre de la direction de l’Union patronale suisse (UPS). Ceux qui prétendent qu’il s’agit d’une mince affaire ont tout faux.»

Si les quotas doivent freiner sensiblement l’immigration, la lutte pour la répartition est déjà programmée. Des secteurs comme l’agriculture, l’hôtellerie et la construction, qui recrutent entre 29 et 34% de leur main d’œuvre dans l’UE, ont déjà annoncé qu’ils résisteraient en cas de discrimination par rapport à des branches à plus forte valeur ajoutée.

«Il faut absolument éviter ce combat pour la répartition», avertit la représentante de l’UPS, sans pour autant proposer d’alternative.

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Parmi la population résidant en Suisse, le niveau de formation varie en fonction du pays d’origine. Ce graphique montre, selon les nationalités, le pourcentage de personnes qui ont achevé les différents niveaux de formation. Le niveau degré secondaire I correspond à la scolarité obligatoire, le degré secondaire II à la scolarité post-obligatoire (formation professionnelle et maturité) et le niveau tertiaire à l’enseignement supérieur (hautes écoles et formation professionnelle supérieure).

Les propositions ne manquent pas

Des propositions concrètes, l’Union suisse des arts et métiers (USAM) en a. Elle préconise un modèle qui permette de contrôler quels travailleurs étrangers peuvent rester en Suisse et combien de temps. Au lieu d’être répartis par branches et par cantons, les contingents le seraient par type d’autorisation: permis de séjour et d’établissement pour les plus qualifiés, permis de courte durée pour les moins qualifiés.

Le «think tank» libéral Avenir Suisse aimerait quant à lui renoncer pour l’instant aux contingents fixes. Au lieu de cela, il faudrait fixer un plafond à la croissance de la population. Jusqu’à 2020 au moins, l’immigration devrait être bridée par les mécanismes volontaires de l’économie et par des mesures fédérales et cantonales. Ainsi, la libre circulation des personnes pourrait être maintenue, argumente Avenir Suisse. Les quotas ne serait introduits qu’en 2020, dans le cas où l’immigration n’aurait pas baissé dans la mesure voulue.

Le parti bourgeois démocratique (PBD) propose de son côté un concept détaillé avec libre circulation partielle, contingents et plafonds. Attendu qu’avec ses 23%, la Suisse a une population étrangère plus importante que tous les pays de l’UE (Luxembourg excepté), elle ne devrait accepter chaque année qu’une augmentation de l’immigration dans le cadre de la moyenne européenne. Et jusqu’à ce que celle-ci soit atteinte, c’est à la pleine libre-circulation qui prévaut.

Seuls contre tous

Toutes ces pistes de réflexion visent au moins un but commun: ne pas mettre en danger les relations bilatérales avec l’UE – ce qui est également l’intention du gouvernement. Ce dernier a indiqué qu’il présentera d’ici fin juin une première proposition pour la mise en application de l’initiative, avec des indications sur le système des contingents.

Mais pour l’heure, aucune solution euro-compatible ne se dessine pour freiner l’immigration aussi efficacement que l’exige l’UDC. Le parti a entretemps martelé qu’il voulait une «mise en œuvre conséquente» de l’initiative «Contre l’immigration de masse», qu’il avait lancée pratiquement seul, malgré l’opposition de l’économie, du gouvernement et de presque toutes les autres formations politiques.

Un changement de cap est prévu également pour les frontaliers, qui selon le nouvel article 121a de la Constitution devront être soumis aux contingents et à la «préférence nationale».

Les cantons frontière ont déjà demandé une marge de manœuvre dans l’application du texte. Genève en particulier, craint que des contingents trop bas ne mettent en péril l’économie du canton, qui a rejeté l’initiative.

Même le Tessin, où la population a voté oui à 68,3%, veut pouvoir décider de manière autonome et a demandé que les particularismes régionaux soient respectés.

Certains vont même plus loin. Dans une interview à l’hebdomadaire dominical NZZ am Sonntag, Hans-Ulrich Bigler, directeur l’Union suisse des arts et métiers (USAM) a lancé l’idée d’exempter les frontaliers de l’obligation de contingentement. Mais désormais, la Constitution dit autre chose.

Retour aux années 70

Pour autant, l’UDC n’a pas présenté de propositions concrètes. Il semblerait que le parti veuille ramener la Suisse au système rigide des quotas qui a prévalu de 1970 à 2002. Pour Heinz Brand, l’expert en migrations de l’UDC, il s’agit là d’une solution «connue», et donc «facilement applicable».

Pour rappel, avant l’entrée en vigueur de la libre circulation, l’immigration de main d’œuvre étrangère était contrôlée par l’Etat. Les quotas de travailleurs étaient négociés entre secteurs économiques, cantons et partenaires sociaux, dans un jeu dominé par les rapports de force. Mais malgré cette volonté de contrôle, l’immigration effective a souvent dépassé les maxima fixés: le regroupement familial et le travail au noir n’étaient en effet pas comptés dans les contingents.

Bien que la réintroduction d’un tel modèle ne soit pas compatible avec la libre circulation des personnes, Heinz Brand se veut rassurant: «Il faut savoir traiter avec l’UE et renégocier les accords. C’est un des points centraux», déclare-t-il à swissinfo.ch. Son parti s’est même dit prêt à renoncer aux bilatérales, mais reste convaincu que Bruxelles a tout intérêt à renégocier.

Les syndicats, de leur côté, refusent catégoriquement la proposition de l’UDC. A leurs yeux, le vieux système des contingents a montré ses limites. «Les études le montrent clairement: les conditions de travail étaient précaires et il y avait de gros problèmes de dumping salarial et de travail au noir. Aujourd’hui, on parle de revenir au statut de saisonnier, comme si on avait oublié la situation dramatique de ces travailleurs, souvent obligés de vivre loin de leurs familles», rappelle à swissinfo.ch Daniel Lampart, premier secrétaire et économiste en chef de l’Union syndicale suisse. Privés de nombreux droits qui semblent aujourd’hui évidents, les saisonniers ont souvent dû vivre dans la clandestinité, en cachant leurs enfants, dont ils ne voulaient pas se séparer, mais que la Suisse ne voulait pas accueillir.

Un système à deux vitesses

Une des points clé sur lequel s’appuie l’UDC pour limiter l’immigration n’est autre que la limitation du droit au regroupement familial, dont ont bénéficié en 2013 quelque 50’000 personnes, soit le 32,2% des nouveaux arrivants.

Pour Heinz Brand et son parti, «celui qui vient en Suisse avec un permis de courte durée [moins d’une année, renouvelable, ndr] n’a pas besoin d’emmener femme et enfants. Pour les permis L, le regroupement familial sera donc interdit. Pour ceux qui restent plus longtemps, par contre, ce droit sera garanti, à condition qu’ils prouvent qu’ils ont des moyens financiers suffisants». L’UDC propose donc un système à deux vitesses, qui accorderait davantage d’égards au personnel plus qualifié et à ceux qui ont tout ce qu’il faut pour s’intégrer.

Encore des dispositions qui risquent de ne pas plaire à Bruxelles. Le regroupement familial est en effet un des piliers de la libre circulation, sur lequel l’UE n’a jamais voulu transiger, même dans le cas particulier du Liechtenstein, qui connaît déjà un système de quotas.

Pour sa part, le groupe parlementaire socialiste a déjà abandonné cette quête de l’œuf de Colomb. Pour lui, il y a «incompatibilité totale» entre l’initiative et les bilatérales. Et comme le peuple n’en était pas conscient avant ce 9 février 2014, les socialistes pensent déjà tout haut à un «vote de correction».

Dans le débat politique actuel, on parle rarement des requérants d’asile. Pourtant, le nouvel article constitutionnel prévoit aussi des plafonds pour eux. Plusieurs spécialistes ont déjà averti que la Suisse ne pourra pas appliquer l’initiative de l’UDC sans violer le droit international, en particulier la Convention de Genève et son principe de non refoulement.

«La Suisse est tenue de respecter les normes internationales. Celles-ci prévoient, entre autres, qu’un requérant d’asile a droit à une procédure équitable et qu’il ne peut pas être renvoyé dans un pays dans lequel sa vie serait en danger. Il n’y a aucun autre pays au monde qui connaisse un système de contingents», souligne Susin Park, responsable du bureau suisse du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. L’unique moyen de ne pas violer le droit international serait de fixer des contingents tellement larges qu’ils ne pourraient jamais être atteints, affirme-t-elle. Une proposition que l’UDC ne manquerait pas de prendre pour un affront.

Le parti de Blocher – comme le président des libéraux-radicaux Philipp Müller – demande en outre une accélération des procédures d’asile et une limitation du regroupement familial pour les réfugiés et les personnes admises à titre provisoire. Le débat post 9 février risque donc de déboucher sur un nouveau durcissement de la loi sur l’asile.

(Traduction: Marc-André Miserez)

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