La Suisse entre colère et prudence
Les avocats fiscalistes recommandent la prudence à leurs clients après l’attaque française contre les forfaits fiscaux. Même si on s’interroge encore sur sa portée réelle, la mesure de Paris risque de réduire l’attrait de la Suisse pour les riches Français.
«Déclaration de guerre», «arrogance française», appel à la «résistance»: en Suisse, les réactions virulentes provoquées par l’offensive française contre les forfaits fiscaux font aujourd’hui place à la perplexité. Jusqu’où ira Paris? Faut-il riposter ou limiter les dégâts?
Et d’abord, quelle est la portée de la décision du 26 décembre dernier? Au lendemain de Noël, les autorités françaises abrogent une «instruction» datant de 1972 et portant sur la convention franco-suisse de double imposition signée six ans auparavant. Un document capital: c’est grâce à lui que les millionnaires français installés en Suisse au forfait fiscal «majoré» payent peu ou pas d’impôt en France.
Paris met fin à ce qu’il qualifie de «tolérance à l’égard de certaines pratiques». «On en revient simplement à la lettre de la convention de 1966, qui excluait les forfaits fiscaux», explique l’avocat fiscaliste français Patrick Michaud. En Suisse, notamment dans les milieux de la droite romande, on dénonce une décision «unilatérale» remettant en cause l’ensemble de la convention.
«Paris se tire une balle dans le pied»
Les avocats fiscalistes s’interrogent sur la portée du geste français. «On peut se poser la question de la validité juridique de cette décision, pointe l’avocat fiscaliste Nicolas Zambelli, spécialiste des questions franco-suisses. La circulaire française de 1972 découle probablement de discussions entre la France et la Suisse. Si c’est le cas, cet élément ne peut être remis en cause sans porter atteinte à la convention de double imposition dans son ensemble.»
Pour l’avocat suisse Philippe Kenel, la directive française de 1972 portait sur les forfaits fiscaux fondés sur la «valeur locative», soit le revenu que l’on pourrait tirer de la location du bien où l’on habite. «Or, la plupart des forfaits fiscaux sont aujourd’hui calculés d’après la dépense», ils ne sont donc pas concernés par la décision française, assure le fiscaliste.
Dans la pratique pourtant, les avocats recommandent la prudence. La nouvelle donne prévaut depuis le 1er janvier 2013. «Je dis à mes clients de faire comme si la convention ne s’appliquait plus, confie Me Kenel. Résultat: les exilés fiscaux vont réduire de façon drastique leurs activités et leurs investissements en France. «Paris se tire donc une balle dans le pied!», conclut l’avocat.
Août 2009: Le ministre français du Budget, Eric Woerth, sort une liste de 3000 «évadés fiscaux» et leur demande de se dénoncer au fisc. On apprendra plus tard que la liste provient d’un vol à la succursale genevoise de la banque HSBC.
Janvier 2010: Entrée en vigueur de la nouvelle convention franco-suisse de double imposition. Elle prévoit l’échange d’informations fiscales à la demande.
Mars 2012: Les deux principaux candidats à la présidentielle française, Nicolas Sarkozy et François Hollande, proposent de taxer les riches Français installés en Suisse. Une mesure qui nécessiterait une nouvelle révision de la convention franco-suisse.
Août 2012: La nouvelle convention sur les successions est paraphée par les deux Etats. Les héritiers résidant en France de personnes domiciliées en Suisse seraient désormais taxés par le fisc français. Le texte suscite de fortes oppositions en Suisse, notamment à droite.
Décembre 2012: Paris le supprime la «tolérance» qui permettait aux personnes imposées en Suisse au forfait de bénéficier de la convention de double imposition.
Un attrait réduit
«J’ai des clients qui sont déjà passés du forfait à l’imposition réelle», témoigne Patrick Michaud. Un exemple à suivre? L’imposition réelle, avec un taux de 41 % sur les revenus et, à Genève, 1 % sur la fortune, est «très défavorable aux exilés fiscaux», tempère Me Kenel.
Cette offensive contre les forfaits fiscaux réduit encore l’attrait de la Suisse auprès des riches Français qui cherchent à s’exiler. «Aujourd’hui, c’est la Belgique qui attire le plus de Français, devant le Royaume-Uni, affirme Me Michaud. En témoignent le départ récent vers le ‘plat pays’ de l’acteur Gérard Depardieu, la demande de la nationalité belge faite par le milliardaire Bernard Arnault. Ou encore l’exil à Londres du musicien Jean-Michel Jarre.
Alors, pourquoi la France cible-t-elle la Suisse? «La Belgique y passera aussi», prévient Me Michaud. La France a clairement annoncé qu’elle entendait réviser ses conventions avec la Suisse, la Belgique et le Luxembourg.»
Imposer les frontaliers?
L’offensive française frappe de plein fouet les cantons romands qui ont fait du forfait fiscal une mine financière. Genève comptait 690 forfaitaires en 2010, le Valais 1162 et Vaud 1397. Après avoir qualifié la décision française de «déclaration de guerre», Pascal Broulis, conseiller d’État (ministre) vaudois chargé des finances, explique calmement sa position. «Mon but n’est pas d’envenimer les relations franco-suisses, mais au contraire de les pacifier», confie-t-il.
«Cela ne me dérange pas que l’on remette en cause un accord qui date de 1972, ajoute M. Broulis. Mais si Paris se lance dans une telle discussion, alors les cantons suisses de leur côté vont peut-être vouloir remettre en cause d’autres éléments de la coopération franco-suisse.»
Par exemple, la question sensible de l’imposition des frontaliers. «Les centaines de millions qui sont versés chaque année à la France, sous forme de salaires aux frontaliers résidant sur sol français, pourraient très bien être imposés à la source en Suisse», estime ainsi le ministre jurassien des finances, Charles Juillard.
La droite pourrait porter ce débat au Parlement, même si, comme le rappelle le journal Le Temps, le gouvernement est hostile à l’imposition des frontaliers à la source.
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.