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«La Suisse ne devrait pas négliger l’Europe»

Keystone

Cible de nombreuses attaques bilatérales sur le plan fiscal, la Suisse pourrait bien vivre un automne très chaud sur le front européen. L'immobilisme lui est interdit, juge l'avocat suisse Jean Russotto depuis Bruxelles. Entretien.

L’un des meilleurs connaisseurs, à Bruxelles, des affaires helvético-communautaires, Jean Russotto défend notamment l’idée de conclure un accord cadre d’association à l’UE.

swissinfo: Rififi avec les Etats-Unis, le Canada, la France, la Turquie et l’Inde: les affaires fiscales de la Suisse se compliquent, sur un plan strictement bilatéral. Votre point de vue?

Jean Russotto: De l’observatoire européen à Bruxelles, on assiste à un déluge d’événements. En livrant aux Etats-Unis les noms de clients américains de l’UBS, Berne a ouvert une brèche dans laquelle s’engouffrent aujourd’hui d’autres pays, sur fond de crise et de croisade du G20 contre le secret bancaire. Ce qui m’inquiète, c’est que l’attention est braquée là-dessus, en Suisse, et qu’on néglige d’autres scènes. La principale d’entre elles, c’est l’Europe.

swissinfo: Est-ce grave?

J.R.: Oui, car le troisième acte de la saga du secret bancaire va se jouer sur la scène européenne. A Berne, on entend dire que le renouvellement prévu des membres de la Commission européenne, à la fin de l’année, va amener l’administration communautaire à changer de ligne.

Mais on oublie qu’en décembre 2008, les ministres des Affaires étrangères des Vingt-Sept ont adopté une nouvelle doctrine politique à l’égard de la Suisse. Elle est sévère et reste valable, encore davantage dans le contexte de la crise économique.

swissinfo: Quels sont les éléments saillants de cette doctrine?

J.R.: En bref, l’Union souhaite poursuivre le développement de ses relations avec la Suisse, mais à ses propres conditions. Les Vingt-Sept ne sont plus disposés à travailler sur mesure. Selon eux, la Suisse, qui dispose d’un accès privilégié au marché intérieur, devait systématiquement s’aligner sur les normes européennes.

swissinfo: Les Vingt-Sept ont également insisté sur l’importance cardinale du dossier de la fiscalité cantonale. Comment jugez-vous son évolution?

J.R.: Ils avaient, de fait, soumis le développement de l’ensemble de leurs relations avec la Confédération à la suppression ou la modification de certains régimes fiscaux cantonaux qui, selon eux, favorisent les délocalisations d’entreprises vers la Suisse et sont donc anticoncurrentiels. L’Union hésitera à faire marche arrière dans le climat actuel.

La Commission européenne avait pourtant proposé d’enterrer la hache de guerre, en juillet, après que la Suisse se fut déclarée prête à faire certaines concessions. Mais elle a été rembarrée.

swissinfo: Cela préfigure-t-il un automne chaud?

J.R.: Bruxelles pourrait bien être un chaudron. La France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne estiment que la solution proposée par la Suisse, sur la fiscalité cantonale, n’est pas entièrement satisfaisante.

Moralité: d’autres dossiers, tels que l’agriculture, l’électricité ou Reach, risquent de stagner. En plus, deux sujets très sensibles vont refaire leur apparition: la fiscalité de l’épargne et la coopération administrative en matière d’échanges d’informations bancaires. Le cocktail est explosif.

swissinfo: Selon vous, quelle est donc l’urgence du moment, pour Berne?

J.R.: Il est temps, si ce n’est impératif, pour la Suisse d’encadrer ses relations avec l’Union, de façon ordonnée. L’Islande devrait quitter l’association européenne de libre-échange (AELE) et l’Espace économique européen (EEE) pour adhérer à l’Union.

Saint-Marin, Monaco et Andorre, de leur côté, sont pressentis pour entrer dans l’EEE sans passer par la case AELE. La Suisse sera bientôt le seul pays d’Europe qui ne dispose pas d’un forum permanent de discussion avec l’UE, dont elle est pourtant un des principaux partenaires commerciaux!

swissinfo: Vous pensez à la conclusion d’un accord cadre, une option que vous défendez depuis longtemps?

J.R.: Disons-le, plus précisément: un accord d’association à l’UE. Il s’agirait d’ordonner tous les accords sectoriels existants, de faciliter leur adaptation aux développements de la législation communautaire et d’institutionnaliser un dialogue politique.

swissinfo: Soyons réalistes: Berne n’aurait-elle pas pu éviter un cauchemar diplomatique en Libye si la Suisse avait l’oreille institutionnelle de Bruxelles?

J.R.: Mais cela permettrait-il d’apaiser les différends fiscaux?
La machine bilatérale ne prévoit aucun instrument horizontal de règlement des différends. Plutôt que de subir les événements, un accord cadre permettrait d’essayer de sortir des problèmes par le haut, en les portant au niveau politique. Ce serait particulièrement utile dans le domaine de la fiscalité.

swissinfo: Cet accord cadre, c’est l’Arlésienne: on en parle depuis très longtemps, mais on ne voit rien venir. Les mentalités évoluent-elles, en Suisse?

J.R.: On en reparle beaucoup, en tout cas. Le hic, c’est qu’à force de tergiverser, la Suisse a peut-être raté une opportunité. L’Union a durci son approche vis-à-vis de Berne. Elle souhaite que l’accord cadre offre une véritable valeur ajoutée mesurable, par rapport à la situation actuelle.

swissinfo: C’est-à-dire?

J.R.: L’Union voudra que la Suisse se fixe de nouveaux objectifs. Et il n’y que peu de solutions: il faut trouver une formule ravivant l’adhésion comme objectif stratégique à long terme dans notre politique d’intégration – ce qui a été biffé du programme gouvernemental. Affirmer que le bilatéralisme peut être érigé en doctrine ou est une panacée durable relève plus que jamais du rêve éveillé.

Tanguy Verhoosel à Bruxelles, swissinfo.ch

Privilèges. Le conflit entre Berne et Bruxelles tourne autour des régimes fiscaux de certains cantons suisses. L’UE dénonce les privilèges qu’ils accordent.

Déloyauté. L’UE juge déloyale et contraire à l’Accord de libre-échange de 1972 l’imposition des sociétés étrangères à Zoug, Schwyz et Obwald, entre autres.

Position suisse. Berne estime que les procédures de taxation des entreprises d’administrations, de sociétés mixtes et des holdings sortent du champ d’application de l’Accord de libre-échange de 1972. Cet accord concerne uniquement le commerce de certains biens (produits agricoles transformés et industriels).

OCDE. De son côté, l’Organisation de coopération et de développement économique ne voit rien à redire aux régimes fiscaux des cantons suisses.

A étudié le droit à l’Université de Lausanne, à la Harward Law School (USA) et au Collège d’Europe à Bruges (Belgique).

Il a notamment travaillé pour le département de la Justice du canton de Vaud et pour la multinationale Nestlé à Vevey.

Il a également travaillé pour des études d’avocats à Chicaco, Boston et Bruxelles. Il est actuellement partenaire de Steptoe & Johnson LLP à Bruxelles.

Il a été membre de la Chambre de commerce américaine à Bruxelles et a présidé le comité Suisse UE de la Chambre de commerce suisse en Belgique et au Luxembourg.

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