Le bâton jurassien dans la paisible fourmilière suisse
Le peuple jurassien est appelé aux urnes le 24 novembre pour résoudre «définitivement» le plus important conflit politico-territorial helvétique de l’Après-Guerre. Au-delà du résultat, ce vote démontre une fois encore la solidité de l’Etat fédéral et du système de démocratie directe.
«Je ne sais pas si la question jurassienne sera définitivement résolue cette fois-ci. Mais ce qui est certain, c’est que l’ensemble du processus politique qui a mené à cette votation peut être considéré comme exemplaire. Il a permis d’instaurer une culture du dialogue, a habitué les gens à se parler et a créé un nouveau rapport entre deux fronts qui semblaient irréconciliables», relève l’ex-sénateur Dick Marty, actuel président de l’Assemblée interjurassienne.
Mis sur pied en 1994, cet organe semble avoir déjà atteint son objectif: institutionnaliser le dialogue pour régler un conflit territorial dont les origines remontent au début du 19e siècle. En 1815, le Congrès de Vienne décide en effet d’attribuer le territoire de l’évêché de Bâle au canton de Berne. Cette région francophone et de confession majoritairement catholique de l’Arc jurassien se retrouve soudainement sous la domination d’un canton essentiellement germanophone et protestant.
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Un vote désenchanté pour clore la question jurassienne
Durant de longues années, le mécontentement se manifeste de manière sporadique. C’est seulement durant la première moitié du 20e siècle qu’un fort sentiment de marginalisation économique et culturelle commence à émerger. Isolés dans leurs vallées, les Jurassiens se sentent négligés par le canton de Berne, notamment au niveau des infrastructures routières et ferroviaires. Ces ressentiments sont alimentés par la germanisation croissante des territoires du Sud, où s’installent de plus en plus de Suisses alémaniques, en particulier des Bernois.
Fracture existentielle
Les premiers mouvements militants naissent durant la période de l’Après-Guerre. Le plus important d’entre eux, le Rassemblement jurassien, cristallise les revendications autonomistes puis indépendantistes. Les antiséparatistes se mobilisent également en fondant l’Union des patriotes jurassiens.
«Au départ, la question jurassienne agitait surtout les élites. Mais en quelques années seulement, il est devenu presque impossible de ne pas être dans un camp ou dans l’autre. Tout le monde a été contraint de se positionner, une fracture presque existentielle a vu le jour», souligne Bernard Voutat, professeur à l’Institut d’études politiques et internationales de l’université de Lausanne.
Bernard Voutat, professeur à l’université de Lausanne
Pour les séparatistes, les Jurassiens forment un peuple avec un ‘p’ majuscule, uni par une histoire séculaire et une identité collective. Pour les antiséparatistes, au contraire, le peuple jurassien n’est qu’une fiction, puisqu’il est divisé tant sur le plan géographique, culturel que religieux
Le débat se concentre initialement sur la définition d’une identité jurassienne, fondée sur des critères ethniques, culturels, linguistiques ou religieux. «Pour les séparatistes, les Jurassiens forment un peuple avec un ‘p’ majuscule, uni par une histoire séculaire et une identité collective. Pour les antiséparatistes, au contraire, le peuple jurassien n’est qu’une fiction, puisqu’il est divisé tant sur le plan géographique, culturel que religieux», relève encore Bernard Voutat.
Au cours des années 1960 et 1970, les fronts se durcissent. Avec l’avènement de nouveaux mouvements séparatistes (les Béliers et le Front de libération du Jura) et antiséparatistes (les Sangliers), le débat cède souvent sa place à des actions choc, mais aussi à des actes de violence. Les séparatistes mettent le feu à des bâtiments fédéraux et des fermes, maculent des routes et des maisons du slogan «Jura libre», occupent des ambassades suisses, érigent un mur à l’entrée du Parlement bernois. La Suisse a même son premier «réfugié politique», qui trouve asile dans l’Espagne de Franco.
Instituée en 1994 par les cantons de Berne et du Jura, l’Assemblée interjurassienne a pour objectif de favoriser le dialogue et de trouver une solution politique à la question jurassienne.
L’autre objectif est de promouvoir la collaboration entre les deux cantons, mise à mal depuis la création du canton du Jura en 1979.
L’assemblée paritaire est formée de 12 représentants de chaque canton. Son président est désigné par le gouvernement suisse. Depuis 2011, c’est Dick Marty, ex-député à la Chambre haute du Parlement fédéral, qui occupe cette fonction.
L’Assemblée interjurassienne devrait normalement être dissoute au terme du processus de vote visant à réunifier les deux régions dans un seul canton.
Droit à l’autodétermination
La question jurassienne attire également l’attention des médias étrangers. Des parallèles sont établis avec l’Irlande du Nord, le Pays basque, la Corse. «Dans le Jura, les violences n’ont pas atteint un niveau comparable à ceux d’autres conflits régionaux. La question jurassienne s’inscrit toutefois dans l’histoire des mouvements régionaux qui se sont opposés aux Etats nationaux dans la deuxième moitié du 20e siècle. Ces mouvements basaient notamment leurs revendications sur l’autodétermination des peuples, un principe qui émergeait de cette période de décolonisation», explique Claude Hauser, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Fribourg.
Après avoir tenté de laisser le conflit jurassien aux mains du canton de Berne, les autorités fédérales sont contraintes d’intervenir à la fin des années 1960. Mais la tâche n’est pas aisée: les revendications jurassiennes remettent en cause des frontières territoriales devenues presque sacrées après la naissance de l’Etat moderne en 1848. Elles semblent également menacer le système complexe des équilibres historiques, fédéraux, culturels et linguistiques, sur lesquels la Suisse s’est bâtie.
«Le Jura est devenu en quelques années le révélateur de la capacité du fédéralisme suisse à affronter un nouveau problème. Ce fédéralisme s’était figé au fil des décennies. La question jurassienne a un peu agi comme un bâton dans la fourmilière. Elle a obligé la Suisse à réfléchir sur elle-même et à imaginer de nouvelles solutions», avance Claude Hauser.
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La naissance agitée du 26e canton suisse
La parole aux citoyens
Ces solutions se concrétisent au cours des années 1970 lors d’une série de votations communales, cantonales et fédérales qui conduisent finalement à la création du 26e canton suisse en 1979. Les trois districts jurassiens du Nord donnent vie au canton du Jura, tandis que les trois districts du Sud décident de rester dans le canton de Berne. La question jurassienne n’est ainsi pas totalement résolue aux yeux des séparatistes. Les revendications ne s’éteignent pas.
Le 24 novembre prochain, le peuple jurassien est ainsi appelé aux urnes pour décider de l’avenir des trois districts du Sud. La votation a lieu dans une atmosphère détendue, bien différente du climat de tensions qui régnait dans les années 1970. Grâce notamment à l’avènement de l’Assemblée interjurassienne, qui en près de 20 ans de médiation entre les deux parties a préparé le terrain pour le nouveau scrutin.
Ce vote sera également suivi avec intérêt depuis l’étranger: ces derniers mois, des délégations du Liban et d’une dizaine de pays d’Europe orientale sont venues en Suisse pour mieux comprendre le processus démocratique engagé en vue de la résolution de la question jurassienne. «Alors que dans beaucoup d’autres pays les problèmes des minorités sont gérés par le haut, en Suisse, comme le montre le cas du Jura, ils sont abordés en donnant la parole aux citoyens. Le recours aux instruments de la démocratie directe a indubitablement permis de canaliser beaucoup de tensions», souligne Dick Marty.
Test pour l’avenir
Pour l’ancien parlementaire fédéral, le plébiscite jurassien constitue un test important pour la Suisse de demain, qui devra redessiner selon lui pratiquement toutes ses frontières cantonales. «Les cantons actuels perdent rapidement de l’importance au niveau politique: dans un contexte de liens internationaux toujours plus étroits, les décisions sont de plus en plus souvent prises au niveau fédéral, sans l’aval du Parlement et sans que les pouvoirs cantonaux ne soient transférés à la Confédération».
«Les cantons ont également perdu de l’importance pour les citoyens: de nombreux Suisses vivent dans un canton et travaillent dans un autre. D’ici 10 ou 20 ans, je suis convaincu qu’on votera à de nombreuses reprises pour réunir des cantons. Il en restera au final 7 ou 8. Ce processus de fusion et de consolidation est déjà en cours depuis plusieurs années entre les communes».
1815: A la chute de Napoléon, le Congrès de Vienne attribue l’Evêché de Bâle au canton de Berne. L’ancienne principauté des princes-évêques comptait sept districts: Porrentruy, Delémont, les Franches-Montagnes, Moutier, Courtelary, La Neuveville et Laufon.
Dès les années 1950: Montée en puissance du mouvement séparatiste.
23 juin 1974: Premier plébiscite. La majorité accepte la création du canton du Jura. Mais seuls les districts de Delémont, Porrentruy et des Franches-Montagnes s’expriment en faveur d’une séparation. Ceux du Sud s’y opposent. Ils le confirmeront quelques mois plus tard.
24 septembre 1978: Le peuple suisse accepte par 82,3% de «oui» la création du nouveau canton constitué des districts de Delémont, de Porrentruy et des Franches-Montagnes.
1er janvier 1979: Le canton du Jura entre en souveraineté.
7 janvier 1993: Mort d’un militant séparatiste à Berne dans l’explosion de sa bombe artisanale.
25 mars 1994: Signature par les cantons du Jura et de Berne sous l’égide de la Confédération de l’accord instituant l’Assemblée interjurassienne (AIJ), institution de réconciliation.
Février 2012: Les gouvernements des cantons de Berne et du Jura signent une déclaration d’intention prévoyant l’organisation de deux votations populaires simultanées dans le canton du Jura et le Jura bernois.
24 novembre 2013: Les citoyens du Jura et du Jura bernois se prononcent sur l’opportunité de lancer un processus visant à réunir les deux régions dans un même canton.
(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)
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