Le changement climatique force le secteur de l’humanitaire à anticiper davantage
La crise climatique fait grimper les besoins humanitaires à des niveaux sans précédent. Les organisations du secteur plaident pour que l’on anticipe plus souvent l’impact des catastrophes prévisibles afin d’offrir une aide en amont de celles-ci. Un message qu’elles ont porté à la COP27.
Dans la Corne de l’Afrique, les Nations unies estiment que près de 21 millions de personnes sont au bord de la famine en raison d’une sécheresse sans précédent. Parallèlement, de gigantesques inondations au Pakistan ont fait quelque 1’700 morts et détruit des dizaines d’hôpitaux, limitant l’accès aux soins médicaux de centaines de milliers de personnes. Et ce, alors même que les eaux de crue contaminées augmentent le risque d’épidémies de paludisme et de choléra.
Le changement climatique augmente la fréquence et l’intensité de tels phénomènes météorologiques extrêmes. Il engendre aussi, au même titre que les conflits et la pandémie de Covid-19, une forte augmentation des besoins humanitaires dans les pays les plus vulnérables.
«La plupart des fonds mis à la disposition des agences humanitaires, qui doivent faire face à des problèmes plus graves que jamais, sont accordés après que les catastrophes se produisent», déclare Mark Lowcock, membre du Center for Global Development, un laboratoire d’idées basé à Washington.
Le changement climatique incite les organisations humanitaires à repenser leur mode de fonctionnement. Ainsi, la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICRLien externe) et les agences humanitaires de l’ONULien externe appellent à accorder plus d’importance à l’anticipation des catastrophes prévisibles et à la mise en place de mesures pour soutenir les communautés locales avant que les crises humanitaires se matérialisent.
«Nous devons amener l’ensemble du système humanitaire à agir plus souvent sur la base de ce que nous savons être sur le point de se produire, plutôt que de réagir à des événements qui se sont déjà produits», indique Mark Lowcock, qui a été sous-secrétaire général de l’ONU chargé des Affaires humanitaires entre 2017 et 2021.
La technologie actuelle rend cette nouvelle approche – appelée action anticipée, ou action rapide – plus facile à mettre en œuvre que par le passé. Les modèles d’intelligence artificielle permettent de meilleures prévisions météorologiques, les téléphones portables de recevoir des alertes précoces, et les drones de cartographier et de surveiller les zones vulnérables.
«Ce qui est particulier avec le changement climatique, c’est que l’on peut souvent prévoir les phénomènes graves à l’avance. Dans le cas d’un tremblement de terre, on ne peut être averti que quelques secondes à l’avance. En revanche, lorsque des tempêtes se forment et menacent certaines îles, grâce à la qualité de nos technologies, on peut désormais connaître plusieurs jours à l’avance la trajectoire de ces tempêtes», explique Mark Lowcock, qui ajoute que cela vaut aussi pour les inondations et sécheresses.
Agir tôt
Mais comment fonctionne l’action anticipée en pratique? Catherine Jones travaille pour l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dans la région Asie-Pacifique, l’une des plus durement touchées par le changement climatique. Elle donne un exemple concret: «Peu avant que le typhon Noru touche le Vietnam à la fin du mois de septembre, la FAO a distribué de l’argent en espèces et des fûts étanches à diverses communautés susceptibles d’être affectées par la tempête».
Les communautés vivant de l’agriculture et de la pêche ont ainsi pu préserver leurs aliments, leurs céréales et stocker de l’eau potable. L’argent liquide a, quant à lui, été utilisé pour acheter des produits de première nécessité avant que les marchés ne ferment.
Ce plan d’action anticipée avait été préparé par la FAO en collaboration avec le gouvernement avant que la saison des typhons ne commence dans la région. Son financement avait été convenu au préalable dans le cadre d’un partenariat entre la FAO et l’Union européenne. Des prévisions qui indiquaient avec une forte probabilité que certaines provinces du centre du Vietnam seraient touchées par des vents dépassant la catégorie un des typhons ont entraîné le déclenchement du plan trois jours à l’avance.
Les personnes qui préconisent cette approche font valoir qu’elle permet non seulement de sauver davantage de vies, mais qu’elle constitue aussi un moyen plus rentable et plus digne d’apporter de l’aide. Car les conséquences négatives pouvant être évitées le sont, et les communautés locales sont en mesure d’agir elles-mêmes.
Selon l’ONULien externe, agir tôt permet de réduire de moitié le coût par personne assistée. En 2020, lors d’une intervention anticipée à des inondations au Bangladesh, l’organisation a déboursé 13 dollars par personne. Lors d’une opération traditionnelle – c’est-à-dire, après la catastrophe – pour des inondations similaires, ce coût s’était élevé à 26 dollars.
Une tâche délicate
Se préparer à une catastrophe naturelle exige une compréhension approfondie de son impact sur les populations locales. Un travail qui nécessite l’implication des gouvernements locaux, des organisations d’aide et des personnes sur place.
«Aux Philippines, la Croix-Rouge locale a mis en place des plans d’action anticipée pour les typhons. Et sur une île, cette action consiste à distribuer des kits de renforcement des habitations afin que celles-ci ne soient pas détruites. Mais si le typhon se dirige vers l’île suivante – c’est le même typhon, juste une île différente – la Croix-Rouge fait quelque chose de complètement différent. Elle procède à des récoltes précoces, car l’agriculture est la principale source de revenus de la population», explique Raymond Zingg, qui travaille avec la FICR à Bangkok et coordonne les partenariats d’action anticipée et le soutien technique dans la région Asie-Pacifique.
Lors du développement d’un plan d’action anticipée, il est souvent difficile de décider sur quel risque météorologique se concentrer. «Je pense que le principal défi auquel nous sommes confrontés est la multitude de risques qui se présentent simultanément. Vous pouvez passer tout votre temps à vous préparer à un risque, et puis un autre vous tombe finalement dessus», explique Catherine Jones de la FAO. Des pays tels que le Pakistan et le Soudan du Sud, qui ont subi des inondations historiques ces derniers mois, illustrent cette difficulté. Tous deux ont également connu de graves sécheresses par le passé.
Pour agir le plus rapidement possible lorsqu’une prévision météo déclenche une action anticipée, les organisations humanitaires locales doivent avoir le matériel nécessaire prêt, et leurs bénévoles déjà formés. Cela implique que des fonds doivent être disponibles chaque année pour leur permettre de se préparer, même en l’absence de crise, ce qui risque de rebuter certains donateurs.
«Lorsque vous vous trouvez dans la position difficile de devoir décider: ‘est-ce que je veux investir maintenant dans quelque chose qui risque de se produire plus tard, ou est-ce que je veux donner à quelque chose qui arrive maintenant?’ C’est un dilemme naturel», déclare Nazira Lacayo, de la FICR à Genève. Elle est responsable de l’examen des plans d’action anticipée que les sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge soumettent pour obtenir un financement.
Prochaine étape
En novembre 2022, la FICR a approuvé 32 plans d’action anticipée de 22 sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, chacun couvrant entre 1’000 et 20’000 personnes. En octobre 2022, le Fonds d’urgence pour les réponses aux catastrophes (DREF) de la FICR avait alloué 4,2 millions de francs suisses (9% de ses allocations totales) à l’action anticipée. Le reste (43,3 millions de francs suisses) a été alloué à l’intervention d’urgence classique. L’organisation espère augmenter les allocations du DREF à 100 millions de francs suisses d’ici 2025, dont un quart serait utilisé pour financer l’action anticipée.
«Ce serait formidable d’agrandir la taille du gâteau et non pas de couper les parts différemment. Malheureusement, dans le monde d’aujourd’hui, il faut à la fois anticiper et réagir aux situations d’urgence. L’impact de catastrophes naturelles d’ampleur telle que les inondations au Pakistan peut être atténué, mais il est impossible de l’éviter complètement», explique Nazira Lacayo.
En fin de compte, l’action précoce n’est pas une solution unique pour faire face aux conséquences du changement climatique. D’autres efforts à plus long terme visant à renforcer la résilience et à réduire les risques sont également nécessaires. Et si cette approche permet de préserver des vies, elle reste une réponse aux effets du changement climatique. Davantage devrait être fait pour s’attaquer à ses causes profondes.
«Si nous voulons éviter des pertes massives de vies humaines dans ces tragédies, il n’y a pas d’autre solution que de donner plus d’argent aux agences humanitaires. Mais il serait préférable de s’attaquer également aux causes sous-jacentes, comme les conflits, les pandémies, le changement climatique. C’est ça le message à retenir», souligne Mark Lowcock.
Texte édité par Imogen Foulkes
Au fil des ans, les organisations humanitaires ont intensifié leurs efforts de plaidoyer lors des conférences des Nations unies sur le changement climatique. Cette année, plusieurs agences onusiennes et d’autres grandes ONG, comme la FICR, ont envoyé des équipes pour prendre la parole à la COP27 de Charm el-Cheikh, en Égypte.
Le 8 novembre, Martin Griffiths, sous-secrétaire général de l’ONU chargé des Affaires humanitaires, a déclaré aux dirigeants du monde que le secteur de l’humanitaire, qui travaille avec les populations locales dans les pays les plus vulnérables, pourrait partager son expérience pour aider la communauté internationale à trouver de meilleurs moyens de faire face à la crise climatique.
«Mais le rythme et l’ampleur des changements dépassent rapidement notre capacité à réagir, et mettent à rude épreuve un système humanitaire surchargé. C’est pourquoi je tiens à préciser que je ne suis pas ici pour chercher à financer l’action humanitaire. La crise climatique n’est pas une crise que le système humanitaire peut résoudre», a-t-il ajouté.
À la COP27, les professionnels de l’aide humanitaire plaident pour que les pays réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre et augmentent le financement consacré à l’adaptation et aux pertes et réparations. Selon eux, cet argent devrait aller directement aux communautés vulnérables. Ils appellent également à la mise en place de systèmes d’alerte précoce qui atténuent l’impact des catastrophes.
Le 15 novembre, la FICR a toutefois averti que les négociations «manquaient de l’ambition nécessaire pour protéger les personnes les plus durement touchées par le changement climatique». Lors d’un événement organisé par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’ONU, le 14 novembre, Dane McQueen, du Bureau de l’envoyé des Émirats arabes unis pour le climat, dont le pays accueillera la COP28 l’année prochaine, a déclaré qu’il appréciait «l’apport du vécu humanitaire» dans les discussions souvent «très abstraites» sur l’adaptation et les pertes et dommages lors de ces conférences. Il a suggéré que la normalisation d’outils humanitaires, comme l’action anticipée, pourrait être un domaine propice au consensus l’année prochaine.
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