Benno Zogg: «Le rôle de la Russie est remis en question»
Guerre en Ukraine, conflits armés entre plusieurs pays: les trois décennies qui ont suivi la dissolution de l’Union soviétique n’ont guère laissé de répit aux Etats qui lui ont succédé. L’analyste en sécurité Benno Zogg fait le point sur le rôle de la Russie et l’influence de la Chine. Interview.
Benno ZoggLien externe est chercheur au Center for Security Studies de l’École polytechnique fédérale de Zurich, où il dirige l’équipe Sécurité suisse et euroatlantique.
swissinfo.ch: Les choses bougent dans l’espace postsoviétique. La Russie est-elle en train de perdre son influence en tant que puissance garante de l’ordre?
Benno Zogg: La première question qui se pose est de savoir dans quelle mesure elle était réellement une puissance qui maintenait l’ordre. Du moins vis-à-vis des Etats alliés de la région, elle servait souvent de médiateur en cas de litige ou encore de sorte de garant de la sécurité. Plusieurs conflits armés aigus le montrent aujourd’hui: le rôle de la Russie est remis en question. Et cette dernière n’a pas la volonté ou la capacité d’investir de grandes ressources. Cela ne passe pas inaperçu; certains pays cherchent désormais des partenaires ailleurs.
L’Azerbaïdjan a attaqué l’Arménie, alliée à la Russie; non loin des lieux de combat, des soldats russes assurent la paix fragile qui règne depuis la guerre du Haut-Karabakh en 2020. L’Azerbaïdjan ne craint-il pas la Russie?
C’est ainsi. Dans ce conflit, la Russie avait justement joué un rôle stabilisateur. D’une part grâce à l’alliance avec l’Arménie et à la coopération militaire, avec une base dans le pays. D’autre part, grâce à de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan. Dans le conflit du Haut-Karabakh, peu de choses avaient bougé au cours des trente dernières années, malgré des explosions de violence occasionnelles. Cela a changé avec la guerre de 2020, où le rôle actif de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan est devenu évident.
L’Azerbaïdjan a testé la Russie à plusieurs reprises cette année, avec de petites avancées auxquelles la Russie n’a répondu que verbalement. Ils ont compris que la Russie était absorbée et qu’elle avait probablement retiré des troupes du Haut-Karabakh pour les envoyer en Ukraine. Et puis l’attaque a eu lieu, non pas sur le Haut-Karabakh, mais sur le territoire arménien. La Russie n’a pas réagi et l’alliance avec l’Arménie n’est plus d’actualité depuis. En revanche, la Turquie a pu renforcer son influence dans la région.
Des combats ont également éclaté en Asie centrale, entre le Kirghizstan et le Tadjikistan. Une coïncidence temporelle?
Oui et non. Ce conflit a donné lieu à des centaines d’escarmouches et d’affrontements au cours des trois dernières décennies. La dernière éruption a certes été violente sur le plan militaire, mais elle repose sur des tensions qui existent depuis relativement longtemps.
Il est probable que plusieurs facteurs s’influencent mutuellement. Il y a des dirigeants politiques qui agissent de manière de plus en plus nationaliste et qui veulent se profiler et, dans le même temps, la Russie a retiré des troupes de ces deux pays. Ce mélange a sans doute créé un moment propice à l’escalade.
Dans le conflit frontalier entre les deux pays, il n’y a pas eu cette fois-ci de puissance modératrice qui aurait permis une désescalade – la Russie non plus. L’alliance militaire OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), pendant de l’OTAN et dominée par la Russie, s’est révélée être une illusion.
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Le Kazakhstan était considéré comme l’un des partenaires les plus proches de la Russie en Asie centrale. Or, nous constatons un éloignement depuis le début de la guerre. À quoi cela est-il dû?
Le pays se trouve dans une position très délicate. Il dépend énormément de la Russie sur le plan économique et a donc toujours mené une politique étrangère équilibrée. Il est d’autant plus remarquable qu’il résiste aux tentatives de pression russe. Le pragmatisme du Kazakhstan lui permet de continuer à entretenir de bonnes relations avec son voisin du nord, tout en envoyant de l’aide à l’Ukraine.
Il s’agit toujours d’un exercice de corde raide. La faiblesse de la Russie représente à la fois une opportunité et une nécessité pour le Kazakhstan de se tourner vers d’autres partenaires comme la Chine, la Turquie ou l’Europe. Et cela s’est nettement accéléré depuis l’invasion de l’Ukraine. Notamment parce que l’on craint de subir un sort similaire à celui de l’Ukraine.
La dissolution de l’Union soviétique s’est déroulée sans trop de heurts. Est-ce que ce que beaucoup craignaient à l’époque, à savoir que la région dérive vers le chaos, se produit aujourd’hui avec un certain retard?
C’est une thèse abrupte, mais elle n’est pas totalement absurde. Il existe des contextes locaux très différents, mais tous sont aussi l’expression de la dissolution de l’Union soviétique. Ce n’est pas un hasard si les conflits les plus violents de l’époque – le conflit du Karabakh et la guerre civile au Tadjikistan – entraînent aujourd’hui encore des répercussions. Beaucoup de choses n’ont pas été résolues; il s’agit de tracés de frontières, mais aussi de ressources.
Il ne faut pas négliger que les élites concernées sont, par leur caractère, des héritiers de l’Union soviétique. Le style politique n’a donc pas beaucoup changé dans certains pays, y compris les tensions.
Mais cela ne signifie pas pour autant que le chaos va s’installer. Des conflits locaux sont peut-être utiles à certains dirigeants, mais certainement pas des guerres de grande ampleur. Ils sont avant tout intéressés par la stabilité du régime. Je ne pense pas non plus qu’il puisse y avoir un effet domino.
La première visite à l’étranger de Xi Jinping depuis le début de la pandémie a eu lieu au Kazakhstan. Une occasion propice pour la Chine d’étendre son influence en Asie centrale?
En principe, oui. C’est également un processus qui dure depuis un certain temps et s’accélère aujourd’hui. Mais la Chine a ses propres problèmes: la stagnation économique, l’isolement dû à la politique du «zéro Covid», les projets internationaux chinois comme «la nouvelle route de la soie» sont également en perte de vitesse.
Xi Jinping tente de rattraper le temps perdu depuis la pandémie. La Russie et la Chine ont toujours besoin l’une de l’autre sur la scène internationale, même si le ton de Pékin à l’égard de Moscou s’est refroidi depuis le début de la guerre. Mais lorsqu’il s’agit de flux commerciaux, d’influence dans la région et de technologie, la Russie s’affaiblit et la Chine se renforce.
Il n’est certainement pas dans l’intérêt de la Chine d’être mise dans le même sac que la Russie. Elle veut plutôt se présenter comme un acteur politique fiable et un partenaire économique dynamique à l’échelle mondiale, mais aussi spécifiquement en Asie centrale. C’est donc tout le contraire de la Russie en ce moment.
Les rangs se resserrent contre l’Occident, du moins sur le plan rhétorique, comme on a pu le constater lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à Samarkand, en Ouzbékistan. Sommes-nous au milieu d’une nouvelle formation de blocs? Ou est-ce seulement que ce qui existait depuis longtemps devient visible?
La tendance à la formation de blocs est réelle. Aussi bien la Chine que la Russie le disent explicitement et évoquent un ordre mondial multipolaire. Dans cet ordre, ce ne sont plus les États-Unis et les institutions internationales qui dictent les règles, mais il y a justement d’autres pôles, dont la Chine et la Russie font partie.
La Chine exerce une pression internationale plus forte, veut imposer ses propres espaces normatifs et technologiques et pousser les pays à se positionner. Mais cette formation de blocs est à mon avis plus flexible que pendant la Guerre froide: sur le plan thématique, on se tourne à chaque fois vers l’un ou l’autre pôle, mais beaucoup de choses se jouent dans les espaces intermédiaires.
Les régimes autocratiques s’accordent à dire qu’ils veulent rester unis politiquement, surtout pour leur propre stabilité. Mais sur le plan économique, ces pays veulent tout de même se diversifier. C’est un exercice d’équilibre difficile, surtout pour les petits pays, mais nécessaire.
C’est pourquoi ce récit de la démocratie contre l’autocratie est à mon avis trop limité. Il ne convient pas à ces pays qui aiment jouer sur l’ambivalence – parce qu’ils n’ont parfois pas d’autre choix.
Traduit de l’allemand par Olivier Pauchard
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