Les forces spéciales sous le feu de la critique
L’affaire libyenne remet l’unité d’élite de l’armée suisse sur le devant de la scène. Certains politiciens demandent la dissolution de cette troupe, dont la mission est de protéger les militaires et les citoyens suisses à l’étranger.
La semaine dernière, la présidente de la Confédération Doris Leuthard a confirmé que la Suisse avait envisagé d’envoyer ses «forces de sécurité» libérer ses deux concitoyens finalement retenus en Libye pendant deux ans.
De quoi faire bondir une partie de la classe politique, qui demande maintenant la dissolution de l’unité connue sous le nom de DRA 10 (Détachement de reconnaissance de l’armée 10), jugée «dangereuse».
«C’est une unité militaire, spécialement prévue pour des interventions à l’étranger. Au début, on nous a dit que c’était simplement pour libérer des Suisses qui seraient pris en otages par des terroristes, mais maintenant, nous voyons que c’est un instrument dangereux», a dit au quotidien Le Temps Christoph Blocher, ancien ministre de la Justice, redevenu idéologue en chef de l’UDC (droite conservatrice).
«Les plans ont été dressés par des amateurs et les conséquences auraient pu être catastrophiques. Nous appelons à la fin de toute action militaire suisse à l’étranger et à la fin du DRA 10», a ajouté le tribun populiste.
Plans secrets
Selon les médias, les plans secrets du ministère des Affaires étrangères pour utiliser les forces spéciales ou les services de renseignements en vue de libérer les hommes d’affaires Rachid Hamdani et Max Göldi ont déclenché la controverse lorsqu’ils ont été divulgués au Gouvernement.
Doris Leuthard a condamné les fuites qui ont abouti à l’exposé de ces plans dans la presse, mais a soutenu que les autorités avaient à juste titre étudié toutes les options pour sortir les deux hommes de Libye.
«Le fait que les autorités compétentes envisagent le recours aux forces de sécurité lorsqu’elles se trouvent confrontées à une prise d’otages est correct et ne saurait être critiqué», a-t-elle dit aux médias le 21 juin.
Certaines questions n’en demeurent pas moins ouvertes: quels ministres savaient quoi et à quel moment? et jusqu’où est-on allé dans la préparation de ces plans?
L’UDC menace
Samedi dernier, les délégués de l’UDC réunis à Delémont, dans le canton du Jura, ont pu entendre leur président Toni Brunner s’en prendre aux forces spéciales et menacer de lancer une initiative populaire pour bannir toute intervention de l’armée suisse à l’étranger.
Et la droite conservatrice n’est pas seule à vouloir la peau des forces spéciales. Le député vert Jo Lang, également membre du Groupe pour une Suisse sans armée, demande lui aussi la dissolution du DRA 10.
Le sujet pourrait donc bien occuper le Parlement cet automne, à l’occasion du débat sur le Rapport de politique de sécurité, que le Gouvernement vient de lui transmettre.
Contrairement à son parti toutefois, le ministre UDC de la Défense Ueli Maurer a défendu la semaine dernière les unités d’élite de l’armée. «Ce type de forces spéciales fait partie des armées modernes. La Suisse veut pouvoir disposer d’unités capables d’évacuer des Suisses de l’étranger et cette donne n’a pas changé», a-t-il dit à la presse.
Lors d’engagements, le DRA 10 pourrait même être soumis au soutien logistique d’autres pays. «C’était clair depuis le début», a rappelé Ueli Maurer. Et de préciser que son prédécesseur Samuel Schmid avait freiné l’extension de cette unité. De 90 membres prévus initialement, le DRA 10 n’en compte finalement que 40.
Sous pression
Et ce n’est pas la première fois que le DRA 10 – qui n’a encore jamais été engagé «pour de vrai» – se retrouve sous pression.
En septembre 2009, une alliance de circonstance entre la gauche et l’UDC avait fait capoter au Parlement le projet de faire participer les commandos suisses à l’opération européenne «Atalante» contre les pirates de la côte somalienne.
A l’issue du vote, plusieurs politiciens, et même le chef de l’armée André Blattmann s’étaient interrogés sur l’utilité du DRA 10. «Si nous ne voulons pas utiliser cet outil, alors, il faut se demander si nous voulons le garder», avait-il dit au quotidien 24heures.
Fantasmes
Reste la question de savoir si le DRA 10 aurait vraiment été capable d’exfiltrer les deux otages suisses de Libye. Et à ce sujet, Albert Stahel, de Institut des études stratégiques de l’Université de Zurich, a de sérieux doutes.
«Si l’idée était que cette unité libère les deux hommes, je pense que ça n’aurait pas été possible, car la Suisse ne dispose pas de moyens de transport suffisamment sophistiqués», estime l’expert.
«J’ai le sentiment que le sujet a été abordé de manière théorique, avec une approche similaire à celle de l’opération Atalante. Il y a eu pas mal de fantasmes autour de ça», poursuit Albert Stahel.
Et pour l’avenir, la Suisse devrait selon lui créer une seule unité de forces spéciales, qui réunisse sous un même toit les différents commandos d’élite. Simplement parce que le pays «n’a pas les moyens» de s’offrir plus.
«Si M. Maurer ou Mme Widmer-Schlumpf [ministre de Justice et Police] ne se mettent pas d’accord pour créer une unité unique, j’ai le sentiment qu’il y aura de fortes pressions pour dissoudre le DRA 10», conclut Albert Stahel.
Simon Bradley, swissinfo.ch
(Traduction et adaptation de l’anglais: Marc-André Miserez)
Depuis le 1er août 2007, la Suisse, plutôt connue pour son armée de milice et pour sa neutralité, dispose de sa première unité d’élite de forces spéciales, dénommée DRA 10 (Détachement de reconnaissance de l’armée 10), basé au Tessin et formé de 40 soldats professionnels.
Ses missions sont de protéger les troupes et les citoyens suisses à l’étranger en cas de menace, de sauver et de rapatrier les Suisses pris dans des situations de crise hors des frontières et de réunir les renseignements-clés relatifs à ces opérations.
L’entraînement des membres du DRA 10 dure 18 mois, à comparer avec les 25 semaines des grenadiers et les 43 semaines des parachutistes. Le budget de l’unité est de 16 millions de francs suisses par année.
La Suisse dispose d’une armée importante et bien entraînée, mais le pays n’a plus été engagé dans une guerre depuis 1815. En 1989, une initiative populaire du Groupe pour une Suisse sans armée amène plus de 35% des citoyens à voter pour son abolition. Depuis, l’armée suisse est en réforme perpétuelle. Ses effectifs et ses missions font l’objet de débats incessants.
Actuellement, tous les hommes du pays sont en principe astreints au service militaire dès l’âge de 19 ans, avec des cours de répétition réguliers au moins jusqu’à 30 ans.
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