Les inquiétudes de l’UNRWA sur l’aide à la reconstruction du Liban
Depuis la catastrophe qui a frappé Beyrouth au début du mois d'août, l’aide d’urgence s’est mise en place, malgré la crise multidimensionnelle que traverse le Liban. Mais l’avenir reste des plus incertains, témoigne Tamara Alrifai, porte-parole de l’UNRWA. Une agence de l’ONU qui attend beaucoup de la Suisse.
La déflagration qui a ravagé Beyrouth le 4 août dernier a suscité un immense élan international de solidarité et d’empathie pour le Liban. Un sentiment que partage la porte-parole de l’UNRWA, l’Office de secours des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient. «Beyrouth dégage quelque chose de magique», résume Tamara Alrifai, originaire de Syrie et nourrie de plus de 20 ans d’expérience dans l’action humanitaire.
Reflétant le point de vue et la situation des réfugiés palestiniens au Liban – une population aux marges de la société libanaise -, Tamara Alrifai met en relief les enjeux de l’aide internationale pour la reconstruction d’un pays au bord de l’abîme.
swissinfo.ch: L’action de votre agence au Liban subit-elle les conséquences de l’explosion qui a soufflé le cœur de Beyrouth le 4 août dernier?
Tamara Alrifai: L’UNRWA n’est pas directement affectée par la déflagration qui a frappé le cœur de Beyrouth. Les pauvres et les réfugiés ne vivent pas dans ces quartiers qui étaient plutôt privilégiés économiquement. Même si certains d’entre eux ont été blessés ou tués par l’explosion parce qu’ils y travaillaient ou y passaient.
Mais après les conséquences directes et dévastatrices de cette explosion, il y a un impact profond et à plus long terme sur un pays qui est déjà en crise économique, financière et politique. Et dans cette crise, ce sont les plus vulnérables qui sont les plus touchés. Les réfugiés palestiniens, en particulier, n’ont ni compte en banque, ni réserves, ni perspectives. Ils n’ont pas de représentation politique au Liban et dépendent d’une agence – l’UNRWA – qui est chroniquement sous-financée, surtout depuis le désistement des États-Unis. L’agence continue de chercher le moyen de combler ce vide, d’autant plus palpable au Liban avec la crise qu’il traverse.
swissinfo.ch: Dans quelle situation se trouvent les camps palestiniens au Liban?
Tamara Alrifai: Il y a 12 camps qui sont délimités comme tels, même si souvent des quartiers palestiniens se sont formés autour de ces camps. Ce sont dans ces quartiers défavorisés, plus sujets à l’instabilité, voire à la violence, que l’on craint les contrecoups de l’explosion de Beyrouth qui affecte tout le monde en termes d’inégalité sociale et renforce le sentiment de frustration et de désespoir de chacun. Ce qui incite d’autant plus les Palestiniens à se replier dans leurs quartiers. Il est donc indispensable de poursuivre le soutien aux Palestiniens réfugiés au Liban si l’on ne veut pas assister à une reprise des violences ou à un soutien aux violences menées par d’autres, vu que les Palestiniens sont très politisés.
Est-ce que le statut juridique des réfugiés palestiniens au Liban est toujours le plus restrictif du Proche-Orient?
En effet. Les restrictions se situent à deux niveaux. Sur le plan légal, ils n’ont pas de nationalité, ni le statut de citoyens. Ce qui limite leur possibilité de déplacement en dehors du Liban, même pour participer à des conférences. De plus, 39 professions leur sont interdites, ce qui leur laisse très peu d’options et les limite dans leur choix d’études. Ceux qui ont les dispositions et l’envie de devenir médecins, ingénieurs, architectes par exemple ne peuvent concrétiser leur projet. Ce qui alimente encore un sentiment de frustration généralisé où l’UNRWA est perçu comme l’unique employeur, la seule structure à même de leur fournir des services publics, puisqu’il n’y a pas d’État vers qui se tourner.
Le deuxième niveau tient aux discriminations qu’ils subissent. C’est une communauté qui est très dénigrée. Elle est mal perçue pour son rôle durant la guerre civile (1975-1990) en particulier l’implication de l’OLP basée au Liban depuis 1970 et ses conséquences, soit l’invasion du Liban par l’armée israélienne en 1982. Un contexte historique qui a pour conséquence une disposition plutôt négative à leur égard.
Quand on est Palestinien dans un camp au Liban, on sent que tout le monde est contre soi. Cela dit, de nombreuses associations locales palestiniennes se sont mobilisées pour soutenir des initiatives lancées par les citoyens libanais pour parer aux urgences causées par la double explosion du 4 août.
Dans quelle mesure la destruction du port de Beyrouth limite l’acheminement de l’aide humanitaire de l’UNRWA, puisqu’il constituait la principale porte d’entrée des marchandises au Liban ces derniers temps?
Après l’explosion, tout le monde pensait que le port était inutilisable. Depuis, il est apparu, selon le Programme alimentaire mondial, qu’une partie au moins du port pouvait être rapidement réhabilité.
A ce stade, l’UNRWA n’est pas directement affectée puisqu’elle ne distribue pas elle-même de nourriture. Mais d’ici quelques semaines, nous devrons réceptionner tous nos produits médicaux pour nos centres de santé. Il s’agit donc de déterminer quelle solution logistique adopter, alors qu’il y a, en plus une remontée en flèche de la Covid-19 au Liban.
Nous sommes extrêmement inquiets pour les Libanais comme pour les habitants des camps palestiniens, où l’on a réussi à contenir jusqu’à maintenant la propagation du virus. Avec une situation économique dégradée, il est pratiquement impossible d’empêcher les gens sans ressource de sortir de chez eux pour trouver de quoi vivre et se nourrir.
Au Liban ont pris place 12 camps palestiniens qui sont à la charge de l’UNRWALien externe. Les deux plus grands sont à Chatila (près de 11’000 Palestiniens enregistrés) dans les quartiers sud de Beyrouth et à Ein El Hilweh (près de 60’000 Palestiniens enregistrés) en bordure de la ville de Saïda au sud du Liban.
Dans ces camps, vivent actuellement quelque 200’000 Palestiniens sur les 500’000 enregistrés par l’UNRWA au Liban. L’agence gère 65 écoles, 27 centres de santé et des services sociaux.
Actuellement, comment se passe la coordination de l’aide internationale à Beyrouth, avec un État libanais déficient?
Comme à l’accoutumée, l’ONU coordonne l’aide au travers du Bureau des Nations unies pour l’aide humanitaire (OCHALien externe). Nous sommes encore dans la phase d’urgence et l’ONU travaille avec les ONG internationales ou locales pour répondre aux besoins immédiats des Libanais. Et pour le moment, l’action humanitaire semble bien coordonnée.
Pour avoir fait de l’humanitaire pendant 20 ans, je suis en revanche un peu inquiète par l’accent mis sur l’aide d’urgence. Cela dans un pays qui suscite beaucoup d’empathie et de donations individuelles et privées. Il faut très vite regarder au-delà du carton alimentaire distribué aux familles. Comment aider les sinistrés à reconstruire leur logement, permettre aux petits commerçants, aux pharmacies, aux librairies de reprendre leurs activités? Et à moyen terme, avec qui la famille humanitaire veut-elle travailler?
L’État libanais est en pleine crise, voire absent. Quelles sont les conséquences pour les agences de l’ONU, et notamment la vôtre?
Avec un gouvernement de transition et une majorité des habitants qui rejette les forces politiques en place, la situation est compliquée. D’autant que, selon ses statuts, l’ONU ne négocie qu’avec les gouvernements en place, tout en ayant dans ses principes directeurs des impératifs en matière de respect des droits de l’homme et de bonne gouvernance.
Et souvent dans ce genre de crise, les organes onusiens sont accusés d’être alignés sur les gouvernements. Nous sommes donc un peu coincés.
De plus, il risque d’y avoir une compétition des agences humanitaires sur le financement et les parts qu’elles pourront obtenir. À l’UNRWA, nous nous demandons comment ne pas être oublié dans cette répartition de la manne financière. Même si l’UNRWA n’est pas directement concernée par l’aide d’urgence, nous nous occupons d’une population qui depuis 72 ans dépend de l’aide humanitaire pour sa vie quotidienne et son avenir en termes d’éducation, de services sociaux et de santé.
Cela, tant qu’une solution à leur statut ne sera pas trouvée, une issue des plus incertaines avec les dynamiques actuelles dans la région dont le rapprochement entre Israël et les pays du Golfe.
Comme agence de l’ONU, l’UNWRA est-elle intégrée aux discussions sur l’aide à la reconstruction qu’Emmanuel Macron entend coordonner?
Le rôle que veut jouer la France ne remplace pas la coordination humanitaire opérée par l’OCHA. Paris entend coordonner le financement des États vers qui se tourne l’ONU pour financer son plan d’action humanitaire.
L’UNRWA se positionne à moyen terme. Tous ceux qui vivent au Liban, qu’ils soient citoyens du pays, migrants, réfugiés syriens et palestiniens, ont glissé vers la pauvreté, vu la crise que traverse le pays. Il ne faut donc pas oublier les non-Libanais dans la planification et le financement du moyen terme.
S’ils ne sont pas considérés dans les programmes de reconstruction, leur poids sera encore plus lourd pour le Liban. C’est cela que nous sommes en train de négocier avec les autres agences onusiennes et les donateurs.
Quelles sont vos attentes à l’égard de Berne?
La Suisse est généralement un très grand donateur de l’UNRWA. Son rôle de stabilisateur en faveur de la paix est un pôle fort de sa politique extérieure. C’est donc une occasion, maintenant que les États-Unis se sont retirés de l’UNRWA, voire des structures internationales, pour les États fortement engagés dans la défense du multilatéralisme de s’engager encore plus en faveur d’agences onusiennes qui ont un fort impact sur le terrain. La Suisse correspond parfaitement à ce profil, d’autant plus qu’elle est candidate pour entrer au Conseil de sécurité de l’ONU.
L’UNRWA espère que la Suisse va poursuivre son soutien financier, mais aussi politique à une agence stabilisatrice comme la nôtre. Une attente que le nouveau commissaire général Philippe Lazzarini aimerait porter prochainement – peut-être en octobre – en venant à Berne rencontrer Ignazio Cassis, le ministre suisse des Affaires étrangères.
La Suisse soutientLien externe l’organisation à hauteur de 20 millions de francs par année environ. «L’UNRWA est un partenaire stratégique de la Suisse au Proche-Orient depuis la création de l’Office en 1949», affirme le Ministère suisse des Affaires étrangères (DFAE). Un rôle qui a semblé chanceler au printemps 2018 quand le chef de la diplomatie helvétique Ignazio Cassis avait interrogé publiquement l’utilité de l’agence onusienne.
En 2019, le genevois Pierre Krähenbühl se résout à démissionner de son poste de commissaire général de l’UNRWA, après une campagne alimentée par des accusations internes de mauvaise gestion qui n’ont finalement pas été confirmées officiellement, ni par l’ONU, ni par le DFAE.
Et c’est un autre Suisse, Philippe Lazzarini, qui a pris la tête de l’UNRWA le 1er avril 2020.
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