Les questions en suspens laissées par Washington en Afghanistan
La prise de Kaboul par les talibans rappelle la chute de Saigon en 1975 et représente une défaite cuisante pour la politique étrangère américaine. En cherchant à répondre à la crise humanitaire en cours, la communauté internationale de Genève est confrontée à beaucoup plus de questions que de réponses.
Le retrait précipité des troupes et des civils américains d’Afghanistan marque la fin de la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis. Pendant 20 ans, les présidents américains, républicains et démocrates, avec l’aide de l’OTAN et de leurs alliés, ont assuré une présence continue dans ce pays. La mission a évolué, passant des représailles et de la sécurité à une forme non déclarée d’édification d’une nation. Des milliers de soldats ont été tués dans ce conflit, plus de 83 milliards de dollars ont été dépensés en matériel pour l’armée afghane et plus de 1000 milliards de dollars ont été gaspillés.
Mais le gouvernement afghan n’a jamais gagné «les cœurs et les esprits» de la population. Le succès rapide des talibans dans les campagnes et les villes en est la preuve la plus évidente. Le niveau de corruption et d’incompétence du gouvernement a été sous-estimé par les militaires et les responsables de la politique étrangère des États-Unis. Alors que le retrait des troupes étrangères était inévitable et annoncé, le manque de volonté et l’incapacité de l’armée afghane à se défendre ont été un coup dur. La plupart des observateurs prévoyaient une guerre civile d’un an ou 18 mois entre l’armée afghane et les talibans. En 10 jours, l’armée s’est effondrée.
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Dans un changement largement salué par les gouvernements occidentaux et à Genève, le président Biden a déclaré que «l’Amérique est de retour» avec une politique étrangère plus internationale et multilatérale que l’America First de Donald Trump. La chute de l’Afghanistan aux mains des talibans modifiera-t-elle cette nouvelle bonne volonté à l’égard des États-Unis? Comment cela affecte-t-il le prestige de l’Amérique dans le monde? Je soupçonne un certain malaise chez des alliés comme Taïwan qui doivent s’interroger sur les promesses américaines de les défendre.
L’accord de paix ignoré
Le potentiel de la diplomatie et de l’aide humanitaire pour remédier à la situation est également remis en question. Un accord de paix signé à Doha entre les États-Unis et les talibans en 2020 n’a eu aucun effet, pas plus que les négociations ultérieures entre le gouvernement afghan et les talibans, engagées sous l’administration de l’ancien président américain Donald Trump.
«Les retards que nous constatons de la part de l’autre partie dans l’avancement des pourparlers ne correspondent pas au sentiment d’urgence que nous avons», a déclaré en juillet Nader Nadery, négociateur principal du gouvernement afghan, au Wall Street Journal, à propos de la participation des talibans. «La violence doit cesser, la guerre doit prendre fin, et nous devons parvenir à un règlement politique», a-t-il ajouté. Ce règlement n’est jamais venu.
Aujourd’hui, l’aéroport de Kaboul est débordé. Les États-Unis ne doivent pas seulement aider leurs citoyens à partir ; ils sont aussi moralement responsables envers ceux qui sont menacés et qui ont travaillé pour eux et avec eux au cours des deux dernières décennies. Tous ceux qui veulent partir ne pourront pas le faire. Le président afghan a fui, ne laissant en place aucun gouvernement légitime et internationalement reconnu.
Si certains dirigeants talibans ont exprimé une volonté de non-représailles à l’égard de ceux qui ont aidé le gouvernement ou ses alliés et une volonté de permettre aux jeunes femmes de poursuivre leur scolarité, le fait que les promesses faites à Doha n’aient pas été suivies d’effet n’est pas de bon augure pour l’avenir des droits humains en Afghanistan. Les politiques menées par les talibans dans les zones qu’ils contrôlent sont en contradiction directe avec les normes internationales en matière de droits humains.
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Pas de réponses faciles
Ceux qui tentent de répondre à la crise humanitaire en cours sont confrontés à plus de questions que de réponses. La communauté internationale ne peut pas être assurée que les talibans coopéreront, car ils n’ont pas l’habitude de le faire. La Turquie et d’autres pays ouvriront-ils leurs frontières aux personnes qui fuient? Comment une réponse ordonnée à l’exode pourra-t-elle être mise en place puisque les talibans ont montré peu de respect pour les normes humanitaires et les normes relatives aux réfugiés dans le passé?
Les agences d’aide ne peuvent fonctionner à l’intérieur des pays que si elles ont le consentement des autorités en place. Les talibans accepteront-ils une intervention étrangère, même humanitaire, si l’aide est fournie par des personnes traditionnellement hostiles à l’établissement d’un califat fondamentaliste? Même les agences d’aide travaillant en dehors des gouvernements auront du mal à convaincre les talibans radicaux qu’il est dans l’intérêt de tous de coopérer.
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Les leçons apprises?
Des comparaisons faciles sont faites entre la chute de Saigon en 1975 et la chute de Kaboul. La guerre du Vietnam avait pour but d’arrêter la propagation du communisme, et les États-Unis ont perdu la guerre malgré une supériorité militaire écrasante. Aujourd’hui, le Vietnam est un pays pacifique et prospère.
L’intervention en Afghanistan visait à l’origine à contenir le terrorisme. Cela a échoué. Al-Qaïda et des organisations telles que Daech existent toujours. Une fois encore, dans un contexte différent, une supériorité militaire écrasante a échoué. Mais on peut difficilement prévoir que l’Afghanistan devienne un pays pacifique et prospère comme le Vietnam. Il restera probablement un pays clanique dirigé par des chefs de guerre locaux qui ont réussi à vaincre trois empires : britannique, soviétique et aujourd’hui américain.
Quelles leçons peut-on tirer de l’effondrement du gouvernement afghan après 20 ans de soutien occidental? La plus évidente est que la puissance militaire ne garantit pas le succès dans une guerre asymétrique. Les talibans, comme le Viêt-Cong, ont pu réussir malgré une infériorité militaire écrasante. Les «cœurs et les esprits» des gens n’ont pas suivi la force militaire de l’Amérique.
Et une fois de plus, comme au Vietnam, le renseignement militaire a été incapable de décrire la situation réelle sur le terrain.
Des leçons seront-elles tirées? J’en doute. L’orgueil démesuré qui se cache derrière cette intervention de 20 ans était à l’origine une réaction émotionnelle au 11 septembre, le président George W. Bush ayant envoyé des troupes américaines en Afghanistan en réponse aux attentats. La mission était de punir les responsables et de veiller à ce que l’Afghanistan n’abrite pas de terroristes internationaux.
Avec le temps, c’est devenu plus que cela. Comme dans les rizières du Vietnam, les États-Unis se sont embourbés dans un terrain inconnu en pensant qu’ils avaient toutes les solutions. Il reste à voir si la chute de Kaboul modifiera cet orgueil démesuré. Rien ne permet d’envisager cette possibilité.
La nation «indispensable et exceptionnelle» est trop embourbée dans sa propre image. Et les organisations internationales basées à Genève, parmi beaucoup d’autres, devront se démener pour ramasser les pots cassés.
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