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Quand la Suisse servait de plaque tournante pour les indépendantistes indiens

A Genève, le Grand café de la Couronne est, avec l'Hôtel Bristol, un repère d'espion et d'anticolonialistes au début de la Première guerre mondiale. by courtesy

C’est un épisode suisse de la lutte indépendantiste de l'Inde quelque peu oublié. Plusieurs ouvrages récents reviennent sur le sujet en rappelant que la Suisse fut au début du XXe siècle un lieu stratégique pour les révolutionnaires, les anarchistes et les agents étrangers.

«C’est le conspirateur le plus dangereux à l’intérieur, comme à l’extérieur de l’Inde. Il a fait plus de mal que tout le reste réuni. Vous savez qu’il y a une bande de ces Indiens à Berlin; et bien, il en est le cerveau», raconte en 1934 l’écrivain britannique Somerset Maugham dans son roman «Mr. Ashenden, agent secret».

Chandra Lal, le personnage du roman, est inspiré par le révolutionnaire Virendranath Chattopadhyaya que Somerset Maugham dépeind comme un sinistre personnage. by courtesy

Chandra Lal, ce personnage de fiction décrit par Maugham, s’inspire du révolutionnaire indien Virendranath Chattopadhyaya. Les autorités britanniques ont expédié leur agent Donald Gullick pour le faire sortir de Suisse et l’amener en France où il pouvait être arrêté. Mais, avant qu’ils ne traversent la frontière, Chattopadhyaya et Gullick ont ​​été arrêtés et expulsés par la police suisse qui les soupçonnait d’être des agents allemands.

«Fait intéressant, Maugham ne donne pas un grand rôle aux Suisses dans son roman, alors qu’en réalité, Berne a fini par se débarrasser de tous les individus impliqués, aussi bien les Indiens que les Britanniques, les Français et les Allemands», relève Daniel Brueckenhaus, auteur de Policing Transnational ProtestationLien externe.

Cette affaire est révélatrice des changements de la politique de neutralité de la Suisse juste avant et pendant la Première Guerre mondiale. Avant-guerre, la Suisse était un refuge pour les révolutionnaires indiens qui cherchaient à échapper à la persécution britannique en Europe. Mais l’importance des relations avec les puissances coloniales a amené les autorités suisses à réprimer ces militants.

Refuge suisse

Dans un premier temps, la neutralité suisse et l’attitude de laissez-faire envers les activistes anticoloniaux ont fait du pays une destination attrayante pour les agitateurs indiens. Il était difficile pour les Britanniques et les Français de museler ces révolutionnaires alors que le gouvernement suisse cherchait à éviter que les conflits coloniaux ne se répandent sur son territoire. Beaucoup de ces activistes anticoloniaux étaient soutenus par l’Allemagne qui voulait les pousser à se soulever contre les colonisateurs britanniques et français. Les Allemands espéraient que cela contraindrait les forces françaises et britanniques à s’investir dans leurs colonies, donnant à l’Allemagne une meilleure chance de gagner la guerre en Europe.

«La Suisse était le lieu pour se rencontrer, lancer des campagnes et publier des revues», souligne Harald Fischer-Tiné, co-auteur du livre Colonial SwitzerlandLien externe.

Selon lui, la plupart des révolutionnaires indiens étaient des étudiants et des conférenciers issus des hautes castes qui fuyaient Londres et Paris où il devenait trop risqué de mener leurs activités. C’est le cas de Shyamji Krishnavarma, un avocat formé à Oxford, qui a fondé le mensuel Indian Sociologist et l’association Indian Home Rule Society, pour promouvoir l’autonomie de l’Inde. En 1907, il quitte Londres pour Paris, lorsque l’India House – une auberge pour étudiants indiens qu’il a ouverte à Londres – est placée sous surveillance par Scotland Yard. Sept ans plus tard, il doit fuir à Genève à la demande des autorités françaises peu avant la visite du roi George V à Paris.

À Genève, Krishnavarma prétend être professeur de sociologie et loue un somptueux appartement près du lac. Il continue la publication de l’Indian Sociologist et collabore avec d’autres activistes au sein de l’International Pro India Committee créé par Champakaram Pillai à Zurich. Krishnavarma devient une sorte d’ambassadeur mondial pour l’autonomie de l’Inde.

La revue Pro India parraissait chaque mois. by courtesy

A deux pas de la France, Genève devient alors le carrefour de la lutte anticoloniale indienne. Les activistes se retrouvent à l’Hôtel Bristol et au Grand café de la Couronne.

Dès le début de la Première Guerre mondiale, «les anticolonialistes se glissent en France pour distribuer des brochures et influencer les soldats indiens qui se battaient sur le front occidental», raconte Daniel Brueckenhaus.

Beaucoup de ces militants sont soutenus et financés par les Allemands et leur Nachrichtenstelle für den Orient (Bureau du renseignement pour l’Est). «L’ambassade d’Allemagne à Berne était une ruche pour l’espionnage, les transactions financières et l’armement», explique Harald Fischer-Tiné.

Bienvenue

En travaillant pour les Allemands, les révolutionnaires indiens étaient souvent utilisés comme des pions pour faire passer des armes. L’exemple le plus remarquable a été le «complot à la bombe de Zurich» dans lequel était impliqué Virendranath Chattopadhyaya – Chandra Lal dans le roman de Maugham – et son ami Abdul Hafiz, tous deux membres de l’Indian Committee de Berlin. On leur a demandé en 1915 de faire passer en contrebande en Italie des explosifs, des munitions, des poisons et des armes biologiques pour commettre des attentats censés mettre un terme à la guerre. Mais l’opération a été annulée parce que les militants craignaient d’être surveillés par les services secrets britanniques. La cache d’armes a été remise aux anarchistes italiens résidant à Zurich qui envisageaient de l’utiliser en Suisse quand un soulèvement révolutionnaire serait possible.

La cache a été découverte par la police suisse en 1917 et toutes les personnes impliquées ont été jugées, y compris Chattopadhyaya et Hafiz (par contumace, les deux Indiens ayant été expulsés du pays en 1915 pour avoir violé la neutralité suisse).

La découverte de ces armes allemandes sur le sol suisse a provoqué une fureur dans le pays, poussant à un contrôle plus strict des agents étrangers.

«Il a fallu un moment pour que les Suisses prennent la mesure de l’activisme des militants anticoloniaux et des espions allemands, britanniques et français. Cela déboucha sur des vagues d’expulsions en 1915 et 1916», explique Daniel Brueckenhaus.

Depuis lors, la Suisse a cessé d’être un refuge pour ces militants anticoloniaux considérés comme des agents allemands et des fauteurs de troubles. Les autorités suisses craignaient que leur présence n’entraînât le pays dans la Première Guerre mondiale. Désillusionnés par l’Europe, la plupart des révolutionnaires indiens se sont déplacés à Berlin, puis à Moscou.

Héritage

La collaboration entre les militants indiens et les Allemands n’a pas vraiment réussi, selon Daniel Brueckenhaus. Depuis l’Europe, les Indiens n’étaient pas réellement en mesure de communiquer avec leur pays et les Britanniques pouvaient intercepter les expéditions d’armes en Inde. Mais ils ont réussi à convaincre les Britanniques qu’ils constituaient une menace sérieuse et de renforcer leurs services de renseignement.

«Ils étaient insignifiants numériquement et ne présentaient pas une menace réelle. Mais la crainte qu’ils ont suscité fut importante, si vous considérez la quantité de documentation que les fonctionnaires britanniques ont établis sur eux», explique Harald Fischer-Tiné.

Leur véritable impact s’est matérialisé par la création d’organisations pour rassembler les anticolonialistes en Europe, mais aussi en Inde. C’est ainsi qu’en 1927 est fondée la League against Imperialism. Lors de la première réunion à Bruxelles, Chattopadhyaya a rencontré Jawaharlal Nehru, le premier dirigeant de l’Inde indépendante. Après avoir assisté à la réunion de Bruxelles, Nehru est venu à Genève pour rencontrer Krishnavarma.

Cette expérience européenne a conduit l’Inde indépendante à soutenir les luttes anticoloniales. Ce qui débouchera sur la création du Mouvement des non-alignés au début de la Guerre froide.

Les révolutionnaires indiens ont également laissé un héritage en Suisse, selon Herald Fischer-Tiné: «L’affaire de la cache d’armes à Zurich a provoqué des réactions xénophobes, qui, dans une petite mesure, à la méfiance envers les étrangers et les lois restrictives sur l’immigration d’aujourd’hui.»

Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand

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