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Un cargo suisse armé jusqu’au pont dans le Golfe d’Aden

Piraterie en Mer Rouge
Exercice sur le pont pour les agents de sécurité roumains. Avec un mannequin (à gauche), mais à balles réelles. mgstudio.ch

Traversée du Golfe d’Aden à bord du chimiquier «Monte Rosa», chargé de 20'000 tonnes d’acide à livrer en Inde. Deux gardes ukrainiens et leur chef roumain tiennent leurs fusils chargés contre d’éventuels pirates. Berne ayant refusé d’engager ses soldats, la sécurité de la marine suisse est une affaire privée.

Le Golfe d’Aden inquiète à juste titre. Souvent déguisés en pêcheurs, des pirates somaliens y traquent les yachts et les bateaux marchands pour les dépouiller ou les prendre en otage. Mais à bord du «Monte Rosa», un chimiquier zurichois de 20’000 tonnes, il n’est pas question de se laisser surprendre.

Les préparatifs vont bon train dès la sortie du canal de Suez. Nous sommes en Mer Rouge, et le Golfe d’Aden est encore à trois jours de navigation. Des gardes privés – un Roumain et deux Ukrainiens – ont embarqué à Port Saïd pour rejoindre l’équipage du capitaine Viacheslav Gavrilov. A 44 ans, ce Russe de St-Petersburg dirige 21 marins, des officiers ukrainiens et russes, un électricien birman et des matelots philippins. Il n’y a pas un Suisse à bord: au lieu de l’allemand ou du français, on y parle l’anglais, le russe et un dialecte des Philippines. Un sacré mélange.

Hérissé de barbelés

Les matelots installent autour de la coque des rouleaux de barbelés tranchants comme des rasoirs. Trois Philippins s’y collent, armés de pinces et de gants. Lunettes noires et crâne rasé, Andrei, un ex-gendarme roumain de 37 ans, dirige la manœuvre. Il est mandaté par une société israélienne basée à Malte et à Chypre, la Seagull Maritime Security: «C’est un travail avant tout dissuasif, mais l’armateur qui négligerait ces précautions court un risque. Les pirates sont informés de la valeur des cargaisons transportées grâce aux sites maritimes auxquels ils peuvent avoir accès sur internet. Ils observent les bateaux mal protégés et peuvent fondre sur leur proie avec des bateaux rapides ou descendre d’un bateau-mère au milieu de l’océan Indien».

De quoi dissuader les pirates de monter à l’abordage. mgstudio.ch

Tous à la «citadelle»!

De bon matin, un exercice est organisé à bord. A l’appel d’une sirène, tout l’équipage se réunit dans la «citadelle», un endroit de la cale difficile à atteindre. Des portes blindées ont été rajoutées et des réserves de nourriture et d’eau doivent permettre de tenir enfermés pendant 72 heures. Un matelot philippin raconte une histoire d’otage pour mettre un peu d’ambiance: «Je connais un marin resté six mois entre les mains des pirates. Il était maigre comme un clou lors de sa libération». Personne ne rit ou même ne sourit…

Les passerelles d’accès sont habituellement passées à la graisse pour compliquer la progression des assaillants, mais la ligne de flottaison du chimiquier est basse et le «Monte Rosa» n’a pas besoin d’échelles.

A balles réelles

Au large du Soudan, le bateau met le cap sur l’île de Barr Musa Kabir. L’équipe de sécurité doit prendre livraison des armes et de la munition. Dans le noir total, un bateau rapide accoste le «Monte Rosa». Une caisse de fusils mitrailleurs Zastava, de fabrication serbe, des chargeurs de 20 cartouches et du matériel de protection (casques avec GoPro, gilets pare-balles, etc.) sont transférés en un tournemain. Six tonneaux sont remplis d’eau pour servir de boucliers et des lances incendie braquées vers la mer.

Un exercice à balles réelles a lieu depuis le poste de commandement. Deux mannequins ont été installés. Avec la combinaison de travail, le casque et les lunettes à soleil, l’illusion est presque parfaite.

Le navire suisse devrait arriver à Djibouti, le lendemain, mais le danger est déjà bien présent. A portée de jumelles, un bateau de pêche survient dans la direction opposée. Assises à l’arrière, sept ou huit personnes. Le garde roumain n’est pas rassurant: «Il pourrait nous contourner par l’arrière et revenir vers nous à la nuit tombante grâce à la puissance de ses moteurs».

Zones à hauts risques

L’affaire est sérieuse, et les marins le savent. NautilusLien externe, leur syndicat basé à Bâle, a signé un accord avec l’Association suisse des armateurs prévoyant une prime de risques ainsi qu’une assurance en cas de décès ou de blessure. Le marin a le droit de refuser d’entrer dans ces zones à risque. Il peut même demander d’être rapatrié au frais de la compagnie avec deux mois de salaire payés. Mais dans la pratique, très peu de marins des 47 cargos suissesLien externe y recourent.

Côté militaire, les forces navales européennes (EUNavforLien externe) sont aux aguets dans une région qui couvre plusieurs millions de km2: l’océan Indien jusqu’au Sri Lanka, la mer d’Oman, le golfe d’Arabie, le nord des Comores et de Madagascar. Un couloir a été tracé par les instances maritimes de façon à éviter l’éparpillement des navires.

Arrivant au large du Yémen le matin, le «Monte Rosa» croise même un navire de guerre japonais, arborant l’étendard du Soleil levant.

Les privés à la place de l’armée

Dans les années 2008-2009, il avait été question de faire protéger les cargos de la marine helvétique par l’armée suisse. En décembre 2008, un incident était survenu à un navire de l’armateur Enzian: le «Sabina» avait quitté le port italien de Piombino pour l’Arabie saoudite. Près d’Aden, des embarcations rapides s’étaient rapprochées et l’avaient suivi avant de s’éloigner. Le navire suisse avait lancé un appel à l’aide, mais personne n’était venu à la rescousse.

En février 2009, le «Nyon», un cargo de Suisse-Atlantique, transportant du minerai de fer d’Ukraine en Chine, avait connu la même mésaventure. Dans les médias, la bataille avait fait rage. Un expert en stratégie militaire de l’Uni de Zurich estimait cependant que des soldats à bord risquaient de «provoquer des carnages». Il proposait de placer les bateaux suisses sous pavillon russe ou américain!

Mais en cas d’affrontement, que faire des éventuels prisonniers? Le droit suisse prévalant sur les bateaux suisses, ils seraient remis à la justice helvétique. Et la neutralité? Les pirates sont des criminels civils, la Suisse ne la mettrait donc pas à mal en les combattant, arguaient les partisans de l’engagement de militaires.

Le 21 janvier 2009, Berne avait tranché: l’idée des soldats suisses était repoussée. Depuis lors, les six armateurs helvétiques s’adressent à des compagnies privées: des anciens de la Royal Navy, des Ukrainiens, des Roumains, des Croates et des Bulgares.

Facture salée

Selon Michael Eichmann, de Swiss Chem Tankers – l’armateur du «Monte Rosa» à Zurich -, les pirates ne cherchent pas la confrontation: «Ils préfèrent un navire intact pour exiger une rançon. Avec des gardes, la facture est évidemment plus élevée, mais ces frais sont pris en charge par les affréteurs de la cargaison». Les trois gardes ont coûté 16’700 dollars pour douze jours de navigation.

Arrivé au large du Sri Lanka, le «Monte Rosa» reste dans les eaux internationales en raison de la présence d’armes à bord. Un bateau de l’agent maritime prend en charge les gardes pour les amener à terre, après un passage sous bonne escorte à la douane sri-lankaise.

Chargé d’acide phosphorique marocain, le cargo suisse poursuivra sa route vers Kakinada, en Inde. Les rouleaux de barbelé démontés, le «Monte Rosa» voguera ensuite vers l’Indonésie, avant de rejoindre Hambourg par le même canal de Suez. 

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