L’aide à l’innovation doit tenir compte des enjeux de la société numérique
Est-il réjouissant que de l’argent public favorise le développement d’une entreprise qui crée un outil pour un géant du web? La réponse est non, selon l’ancien président du Parti pirate Alexis Roussel et le journaliste Grégoire Barbey.
L’Etat doit-il investir de l’argent public pour aider de nouvelles entreprises à innover au profit des géants mondiaux de la technologie? A en croire un tweet du conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet, en charge du Développement économique, la réponse est oui. L’élu se félicite qu’une entreprise genevoise ait développé un projet intimement lié à la messagerie Gmail de Google. «L’écosystème genevois est propice aux start-ups», se vante-t-il sur le réseau social.
L’écosystème genevois est propice aux start-ups, souvent grâce à un coup de pouce public donné par la #fongitLien externe et la #DGDERILien externe. @Fongit1Lien externe @GE_DGDERILien externe https://t.co/6LmPtR98fXLien externe
— pierremaudet (@pierremaudet) 23 avril 2019Lien externe
Ce petit tweet d’apparence anodine n’en est pas moins révélateur d’une certaine conception largement partagée de l’économie au niveau politique. Innovation, technologie, start-up… autant de buzzwords qui, s’ils sont réunis dans une même phrase, sont censés démontrer à quel point le politicien qui les manie est en phase avec les enjeux de notre époque. Rien n’est pourtant moins sûr.
Cette euphorie pour l’innovation technologique cache en réalité une absence de vision à plusieurs niveaux. D’une part, est-il vraiment réjouissant qu’une entreprise qui a démarré sa success story grâce à des aides publiques genevoises développe un outil qui renforcera la mainmise de Google sur le marché de la messagerie numérique – et donc sur les données personnelles des individus? Est-ce vraiment une politique d’avenir pour le canton de Genève que de pousser des entreprises locales à innover en faveur de structures internationales?
Quelle est la valeur ajoutée réelle pour l’économie de ce canton? En favorisant le renforcement de ces grands acteurs internationaux, on réduit la capacité des entreprises suisses à innover sur ces segments pour proposer des modèles alternatifs – et au hasard plus respectueux de l’intégrité numérique des individus, laquelle implique notamment de ne pas se servir des données personnelles pour influencer le comportement des gens.
D’autre part, cet enthousiasme naïf ne tient pas compte des enjeux liés à la numérisation de notre société. L’argent public ne devrait-il pas d’abord servir à développer des technologies et des outils qui soient en mains des habitants de Genève, et plus largement de la Suisse? Mais pour aborder le développement économique à l’orée du numérique, encore faut-il avoir une vision globale et stratégique de cette évolution qui nous concerne toutes et tous. Or, si l’Etat dit vouloir favoriser la numérisation de la société, force est de constater qu’il n’a développé aucune réflexion sur ce que devrait être une société numérique qui bénéficie d’abord au plus grand nombre – et non aux détenteurs du capital et du savoir technologiques.
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La numérisation en a fait un pirate
La numérisation pose des questions éthiques fondamentales qui sont pour l’heure quasiment absentes du débat public. Est-il normal que les données personnelles servent à influencer le comportement des individus?
Comment favoriser l’émergence d’un individu numérique libre et souverain, capable de gérer lui-même ses identités, de signer numériquement en engageant sa responsabilité de manière éclairée, d’utiliser des outils qui lui permettent de se protéger de l’avidité des entreprises et de l’Etat sur le web?
En répondant à ces questions, Pierre Maudet et ses collègues engagé-e-s en politique pourront affiner les objectifs du développement économique de la Suisse de façon à répondre aux enjeux du numérique. L’argent public investi dans de jeunes entreprises doit servir à innover dans l’intérêt de tous, et pas uniquement en faveur d’un quarteron de multinationales technologiques – souvent américaines… – qui gardent jalousement pour elles les profits de leurs produits et services, tout en se servant allègrement dans les données personnelles des individus, dont la valeur réelle réside dans l’aspect humain qui est derrière.
Une politique ambitieuse et audacieuse en la matière tenterait de faire de la Suisse un hub de réflexions sur le numérique, tout en favorisant une innovation technologique responsable et respectueuse de la liberté de chacune et chacun. Ce n’est qu’ainsi que la valeur ajoutée générée par ces jeunes entreprises bénéficiera d’abord aux contribuables dont les impôts ont servi à financer en partie leur développement.
Le point de vue exprimé dans cet article est celui de ses auteurs et ne reflète pas forcément celui de swissinfo.ch.
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