Des civils syriens débattent de l’avenir de leur pays à Genève
Tandis que les combats se poursuivent en Syrie et que les pourparlers de paix à Genève sont suspendus, un processus de paix silencieux dans lequel la Suisse joue un rôle important se met en place loin du bruit des bombes.
La salle I du Palais des Nations à Genève peut accueillir 71 personnes. Au milieu de la pièce dont les murs et le plafond sont recouverts de bois, de grandes tables ont été disposées en forme de carré. Assises sur des chaises en bois massif, serrées les unes contre les autres, les personnes présentes se font face. Il semble impossible de ne pas toucher son voisin.
C’est ici que l’ONU a invité des gens tels que Belal et Asma*. Durant quelques jours, ils vont débattre de l’avenir de leur pays, la Syrie. La guerre qui y fait rage depuis sept ans a déjà coûté la vie à des centaines de milliers de personnes. Le journaliste et la militante pour la paix représentent la société civile syrienne. Malgré leurs opinions politiques divergentes, ils ont décidé d’entamer le dialogue dans cette fameuse salle I.
«Je défends les droits de l’homme. Ceux qui ne partagent pas ces valeurs sont probablement au mauvais endroits à la CSSR» Asma
La plateforme de discussion CSSR (Civil Society Support Room) a vu le jour au début de l’année 2016. La Suisse l’a mise en place en collaboration avec le Bureau de l’Envoyé spécial des Nations Unies pour la Syrie (OSE), Staffan de Mistura. La Norvège et la Suède étaient également impliquées. Cette plate-forme est gérée conjointement par l’Institut de paix swisspeace, basé à Berne, et le Centre norvégien de résolution des conflits (NOREF).
Pas de place pour les acteurs du conflit
La CSSR constitue un lieu d’échange et d’accès à l’expertise pour accroître la contribution de la société civile dans les pourparlers de paix officiels. «Nous voulons renforcer le rôle de la société civile en tant que constructrice de ponts», a déclaré Salvatore Pedulla, membre de l’OSE et responsable de la plateforme de discussion. Mais qui compose la société civile syrienne?
Salvatore Pedulla mentionne des organisations non gouvernementales, des mouvements populaires, des travailleurs bénévoles, des organisations humanitaires, des universitaires, des anciens fonctionnaires et des mouvements de défense des femmes. Il cherche à relayer leurs voix et leurs préoccupations auprès des délégations de négociations à Genève. «Les participants doivent répondre à quelques conditions. Ils doivent rechercher une solution pacifique et accepter de collaborer avec des interlocuteurs qui ne partagent pas forcément leurs idées politiques, ou qui viennent d’autres régions du pays.»
Les membres de partis politiques et les représentants des parties en conflit qui participent aux pourparlers de paix officiels ne sont pas admis.
«La société civile se bat avec comme objectif central la défense de tous les Syriens et de leurs droits humains» Belal
«Les participants sont incroyablement courageux, certains prennent d’immenses risques avec leur engagement», déclare Salvatore Pedulla. La guerre n’épargne personne: au cours d’une série de pourparlers à Genève, un des participants a appros par téléphone la mort de son oncle et de son beau-père, tués par des frappes.
«La réalité nous saute au visage avec de tels événements, nous ne sommes pas ici pour un simple workshop», explique Salvatore Pedulla.
Pas de place pour les tabous
«On parle de tout», explique Salvatore Pedulla. Les thèmes abordés vont des lois et des réformes constitutionnelles aux personnes disparues, des prisonniers et des enlèvements au cessez-le-feu, des droits des femmes aux voies d’accès de l’aide humanitaire. Certains sujets sont proposés par les organisateurs, d’autres proviennent des participants eux-mêmes. «On piétine souvent un peu le premier jour d’une table ronde. Les participants campent sur leurs positions. Mais leur désir de paix par le dialogue permet de surmonter les divergences.»
De telles discussions ne sont-elles pas un peu théoriques? «Certainement, mais cela fait partie du processus de médiation», explique Salvatore Pedulla. «Nous parlons des visions du futur.»
Huit tables rondes de la CSSR se sont déjà déroulées à Genève, chacune en marge des pourparlers de paix officiels qui sont actuellement gelés. Cette suspension des débats ne paralyse pas les activités de la CSSR, bien au contraire: les collaborateurs renforcent les relations publiques et organisent dans la région des consultations sur la Syrie, ils mettent sur pied des vidéoconférences ou diffusent des webcasts. Toutes ces démarches visent à atteindre toujours plus d’acteurs qui pourront alors faire entendre leurs voix.
En ce qui concerne les civils dans le besoin, l’aide peut être très concrète. Par exemple, une organisation humanitaire de Rakka a mis sur pied à Genève une conférence internet avec des États membres clés des Nations Unies comme la Russie et les États-Unis. Le problème concernait des familles déplacées coincées à un poste de contrôle. Les représentants de l’ONG ont demandé aux diplomates d’affirmer leur influence dans la région et leur soutien à ces familles.
Plus de 400 personnes ont déjà participé aux événements de la CSSR et une centaine d’individus ont bénéficié de consultations, dont Belal et Asma. Certains participants représentent des réseaux syriens qui regroupent en tout 350 organisations. La CSSR estime donc sa portée totale actuelle à 800 interlocuteurs.
Assad n’était pas le seul sur la défensive
L’image de la société civile syrienne a évolué en deux ans et demi note Salvatore Petulla. Au début, le gouvernement d’Assad n’était pas le seul à se montrer sceptique face à la CSSR. De nombreux Syriens qui n’avaient encore jamais voyagé en Europe et n’avaient aucune expérience des processus internationaux hésitaient à s’impliquer. Swisspeace a d’abord dû instaurer la confiance. Pour y parvenir, l’institut a commencé par organiser des réunions dans un pays voisin de la Syrie.
Aujourd’hui, les participants ont appris à évoluer sur la scène internationale. Ils s’engagent plus efficacement et font pression pour défendre leurs intérêts. A Genève, ils ont l’occasion de rencontrer des fonctionnaires de l’ONU impliqués dans le processus de médiation, ils peuvent poser des questions, soumettre des idées, etc… Les participants peuvent également tisser des liens avec des organisations non-gouvernementales internationales et des représentants des États membres de l’ONU. «Beaucoup d’entre eux n’auraient jamais eu cette opportunité si nous ne les avions pas invités à Genève», précise Salvatore Pedulla. «Nous recevons toujours plus de demandes de participation.»
Un nombre croissant de pays manifestent également leur intérêt à développer des coopérations avec la société civile syrienne. «La communauté internationale s’intéresse de plus en plus à la société civile syrienne. Cette dernière a renforcé sa présence et différencié ses relations avec les multiples acteurs internationaux qui gravitent autour de la problématique. Je pense que la CSSR a contribué à cette évolution» déclare Pedulla.
«La Suisse se montre très flexible»
«La CSSR est devenue le pivot de la société civile syrienne», a déclaré le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), qui a jusqu’à présent soutenu swisspeace avec une enveloppe de 370 000 francs par an. Ce montant sert notamment à financer les frais de voyage des participants syriens.
«La Suisse nous a aidé bien au-delà de l’aspect financie», affirme Salvatore Pedulla. «En tant que pays hôte, elle a fait preuve d’une grande flexibilité pour l’octroi des visas, l’organisation de l’hébergement et la sécurité.»
La CSSR incarne la nouvelle approche de la politique de paix des Nations Unies: c’est la première fois que l’ONU invite officiellement des acteurs de la société civile à participer à un processus de médiation dès le début.
«Je souhaite que les citoyens syriens puissent vivre dans un État constitutionnel fondé sur le partage du pouvoir et la participation» Asma
Toutefois, le contexte en constante évolution et hautement politisé dans lequel se déroule ce processus pose des défis majeurs à la CSSR et à ses participants. En effet, la situation des personnes restées en Syrie ou dans les camps de réfugiés ne s’est guère améliorée. De plus, en raison de l’urgence du travail sur place, les participants s’interrogent sur la pertinence de nouvelles réunions de la CSSR, comme le relève un expert de swisspeace dans un article.
Qu’en est-il de Salvatore Pedulla? Croit-il toujours en une solution politique en Syrie? «Bien sûr, nous devons y croire et tout donner pour cela», défend-il avec véhémence et un sourire amer. «Nous n’abandonnerons pas.» Il ne se fait néanmoins aucune illusion: cela ne fonctionnera pas sans la communauté internationale et les principaux protagonistes de cette guerre. «Les Syriens sont épuisés par ce terrible conflit: les participants à la CSSR veulent une solution politique pour que le peuple syrien puisse vivre en paix et que les droits fondamentaux de tous soient respectés. Nous ne baisserons pas les bras.»
«Au final nous, Syriennes et Syriens, vivrons ensemble. Nous devons nous asseoir autour de la table et élaborer un plan d’avenir au niveau national. Ce plan doit tenir compte des peurs et des souffrances de tous. C’est la seule solution pour que nous puissions établir une paix durable dans le pays»
Belal
La Suisse demande la fin des combats à Idleb
La Suisse se déclare «gravement préoccupée» par la recrudescence des combats autour de la province d’Idleb, en Syrie. Berne appelle les parties au conflit à revenir à la table des négociations et demande aux pays garants de la zone de désescalade de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher une nouvelle intensification des combats.
Dans un communiqué publié jeudi, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) appelle toutes les parties au conflit à respecter le droit international, notamment la Charte des Nations Unies, le droit international humanitaire et les droits de l’homme. «L’aide humanitaire doit parvenir rapidement, durablement et sans entraves aux populations en détresse, y compris dans les zones difficiles d’accès», écrivent les services d’Ignazio Cassis.
Depuis plusieurs semaines, le régime syrien masse des renforts aux abords de la province d’Idleb, frontalière de la Turquie et ultime grand bastion insurgé de Syrie. Des centaines de civils ont déjà fui la région, craignant un assaut imminent des forces de Bachar el-Assad.
Source: ATS
*Asma est un nom d’emprunt, identité connue de la rédaction.
Traduit de l’allemand par Lucie Cuttat
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