Politique ou allocations? Les jeunes mères doivent choisir
En Suisse, les femmes qui siègent dans des parlements sont confrontées à un dilemme pendant leur congé maternité. Si elles exercent leurs fonctions politiques, elles sont privées de leurs allocations. Des solutions à ce problème se dessinent.
En 2018, Lea Steinle a vécu un incident qui a suscité un émoi internationalLien externe. Alors députée des Verts au Grand Conseil de Bâle-Ville, la jeune mère était avec son bébé au parlement cantonal. Elle est sortie de la salle pour l’allaiter. Lorsqu’elle a voulu y retourner au moment du vote, le président ne l’a pas laissée rentrer. Lea Steinle n’a pas pu voter. L’argument du président était que seuls les parlementaires peuvent être présents dans la salle.
La démocratie traverse sa plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale et la période de la Guerre froide.
Sur le long terme d’abord, en raison de la tendance à la recrudescence de l’autoritarisme et des autocrates depuis une quinzaine d’années.
À court terme ensuite, du fait de la pandémie du coronavirus et depuis la guerre d’agression de la Russie à l’encontre de l’Ukraine.
La résilience apparaît comme le facteur clé dans le débat sur la gestion de cette crise à ressorts multiples. Les démocraties doivent renforcer «de l’intérieur» leurs capacités de résistance et leur robustesse afin de mieux faire face aux menaces.
Dans le cadre de notre série, nous mettons l’accent sur un principe de la démocratie encore peu apparu dans le débat sur la résilience: l’inclusion.
Nous présentons des personnes qui s’engagent pour la «deep inclusion», soit l’inclusion pleine et entière de toutes les minorités importantes. La parole est aussi donnée aux opposants, bien conscients d’avoir la majorité politique du pays derrière eux.
Aucune autre personne ne doit se trouver dans la salle, pas même celles qui ne peuvent ni parler ni marcher.
«Je ne pouvais même pas imaginer que ce serait un problème si mon enfant m’accompagnait en écharpe de portage», explique Lea Steinle. Après coup, elle a ressenti de la colère et de l’impuissance. «Les mères sont certes idéalisées, mais elles ne sont pas considérées comme véritablement part de la société.» Sans un réseau privé ou un contexte privilégié, le travail politique n’est guère possible, poursuit-elle. Une situation dommageable, car elle pourrait dissuader certaines femmes de se présenter à des élections.
Pourtant, en parallèle, la campagne «Helvetia vous appelle» en faveur de l’engagement des femmes en politique porte ses fruits. Les élections de 2019 ont comptabilisé un nombre record de candidates et d’élues. La part des femmes a bondi de 10% pour atteindre le niveau jamais vu de 42%. Pour les élections de 2023, les présidents de tous les partis ont promis publiquement de battre ce record. Alliance F, l’association faîtière des organisations féminines, parle d’un «grand pari pour une meilleure démocratie».
Malgré cette évolution, la position de la Suisse reste paradoxale en ce qui concerne le congé de maternité. Si Lea Steinle était restée à la maison avec son enfant ce jour-là, sa voix aurait été manquante. À Bâle-Ville, il n’y a de suppléants que pour les séances de commission. Pourtant, dans les parlements, chaque voix compte. Outre la dimension politique, le dilemme a souvent une dimension financière. Dans la plupart des parlements suisses, le congé de maternité prend fin lorsque la jeune mère recommence à voter. Pas à Bâle.
Allocations ou politique?
Ce dilemme est le résultat d’une tradition de la politique suisse: les parlementaires ne doivent pas être des politiciens professionnels. L’idéal est celui du «politicien de milice». Inscrite dans la Constitution fédérale au 19e siècle, l’idée du «système de milice» est plus ancienne que l’État moderne lui-même. Les citoyens, et plus tard les citoyennes, devaient exercer leur fonction par conviction républicaine et non comme activité rémunérée.
C’est pourquoi l’activité des parlementaires est aujourd’hui encore définie comme un travail d’appoint. Sur la scène nationale, il y a certes de plus en plus de politiciens qui consacrent tout leur temps à leur engagement politique. Mais, officiellement du moins, les membres du Conseil national ont en théorie un pied dans la vie professionnelle, au-delà de la politique.
«En Suisse, la tradition de milice est traditionnellement un élément important du système et de la culture. Sans cela, l’organisation politique à petite échelle ne serait guère finançable», explique Isabelle Stadelmann-Steffen, professeure de politique comparée à l’Université de Berne.
Une étude de l’Université de Genève a conclu, en 2017, qu’un mandat parlementaire au niveau fédéral correspondait à peu près à la charge d’un emploi à mi-temps. Les conseillers nationaux touchent en moyenne 90’000 francs. De quoi bien vivre en Suisse. L’engagement dans un parlement cantonal reste en revanche un simple complément de revenu. Au niveau communal, l’indemnité ressemble davantage à un pourboire. Par exemple, les conseillers municipaux de la petite ville de Brugg (Argovie) reçoivent 50 francs par séance. Isabelle Stadelmann-Steffen souligne: «L’une des faiblesses du système a toujours été qu’il faut pouvoir ‘se payer’ une fonction de milice. D’une part financièrement, mais aussi en temps disponible.»
Indépendamment du thème du genre, la professeure se demande «dans quelle mesure ce système basé sur le travail non rémunéré est encore d’actualité et permet de recruter les personnes adéquates».
Pourtant, le travail parlementaire, que l’on peut considérer de manière romantique comme un service citoyen, est clairement un travail d’un point de vue juridique. De manière peut-être surprenante au vu de la tradition de milice, le Tribunal fédéral a estimé au printemps 2022 que le travail parlementaire était une «prestation de travail globale». La reprise du travail marque ainsi la fin du congé maternité. La conseillère nationale vert’libérale Kathrin Bertschy a dû rembourser son indemnité de congé maternité, parce qu’elle avait participé pendant cette période à des séances du Parlement.
Également coprésidente d’alliance F, Kathrin Bertschy avait alors déclaré au quotidien alémanique Tages-Anzeiger: «Les femmes parlementaires en congé maternité se voient ainsi interdire de facto l’exercice de leurs droits démocratiques.» Pour la Bernoise, ce choix est financièrement supportable. Mais pour les femmes politiques dans les cantons et les communes, cette alternative signifie renoncer soit aux allocations, soit à la politique. Un problème très suisse, créé par la tradition qui veut que la politique doive toujours rester un travail d’appoint.
Les cantons de Zoug, Lucerne, Bâle-Ville et Bâle-Campagne se sont engagés par voie d’initiatives cantonales pour que les mères puissent voter sans devoir renoncer à leur assurance maternité.
Vote par procuration et vote numérique
Une solution pour que la politique parlementaire soit généralement plus compatible avec la prise en charge de jeunes enfants serait d’instaurer des règles de suppléance. Les cantons du Valais, du Jura, de Genève et de Neuchâtel connaissent déjà de tels systèmes. Les suppléants votent lorsque les parlementaires sont absents. La politologue Isabelle Stadelmann-Steffen salue cette réglementation: «Cet aménagement envoie le message que personne n’est irremplaçable et qu’une bonne performance ne nécessite pas une présence permanente. Ce changement de mentalité est important si l’on veut que les personnes en but à des problèmes de conciliation entre vies privée et professionnelle occupent davantage de postes de direction.»
Il y a cinq ans, le Conseil national s’est prononcé contre les suppléants au Parlement fédéral. L’argument décisif est que, selon la Constitution fédérale, 200 députés siègent au Conseil national. Il ne pourrait y avoir de suppléants qu’après une modification de la Constitution. La motion a été déposée par la conseillère nationale des Verts Irène Kälin. L’Argovienne avait amené son enfant en écharpe de portage au Parlement avant Lea Steinle, sans provoquer aucun scandale. Le Palais fédéral n’était donc pas aussi sévère que le parlement de Bâle-Ville, en 2018.
La tolérance aux enfants en bas âge dans les parlements est très différente d’un pays à l’autre. Au parlement de l’Australie, les bébés étaient interdits jusqu’en 2016. L’année suivante, une sénatrice écologiste a présenté une motion tout en allaitant sa fille. En Nouvelle-Zélande, Argentine et au Brésil, on a déjà vu des mères allaiter lors de débats parlementaires. En revanche, au Royaume-Uni, il a été précisé à nouveau lors de l’été 2022 que les enfants en bas âge n’étaient pas les bienvenus au Parlement.
Et à Bâle aussi, il y a eu des présidents de parlement plus pragmatiques que celui du «babygate». En 2017, son prédécesseur direct était un politicien de l’Union démocratique du centre (UDC, droite conservatrice). Celui-ci tolérait un bébé au parlement. À Bâle-Ville, le congé maternité ne prend pas fin lorsque l’on vote, mais seulement lorsque l’on perçoit des jetons de présence, ce qui réduit le dilemme financier. Grâce à une réglementation prévue, les hommes et les femmes politiques pourront à l’avenir voter numériquement depuis leur domicile lorsqu’ils sont empêchés par leur travail, par l’armée ou par des urgences privées. Ou justement par un congé maternité.
Après cet épisode, Lea Steinle a également été confrontée à des insinuations selon lesquelles elle aurait amené son enfant par calcul financier. La politicienne a prouvé qu’il n’en était rien lorsqu’elle a mis fin à sa carrière politique peu de temps après, en raison de la «triple charge famille – politique – travail».
La volonté de concilier maternité et travail parlementaire est de plus en plus forte en Suisse. Les commissions compétentes au Palais fédéral ont déjà admis une exception au règlement, afin que les mères ne risquent plus leur assurance maternité en étant présentes au Parlement. La politique suisse doit également se poser des questions au niveau de la rémunération du travail parlementaire au niveau local. Cette discussion va au-delà de la responsabilité de la garde des plus jeunes enfants.
Relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Mary Vacharidis
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