Pourquoi l’accord sur les exportations de céréales en mer Noire est si important
La Russie a annoncé lundi qu’elle se retirait de l’accord sur les exportations des céréales ukrainiennes en mer Noire. Cet accord était un rare exemple de collaboration entre Moscou et Kiev. Son abandon pourrait avoir de terribles conséquences pour des millions de personnes souffrant de la faim. Explications.
Le Kremlin a annoncé lundi qu’il suspendait sa participation à l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes en mer Noire. Cet accord, renouvelé trois fois déjà, avait permis à Kiev d’exporter ses céréales depuis les ports ukrainiens bloqués par les forces russes en empruntant un couloir maritime sécurisé.
Le secrétaire général des Nations unies António Guterres, qui était à l’origine de l’accord, a exprimé son «profond regret» face à la décision russe. Selon lui, l’accord a été «une bouée de sauvetage pour la sécurité alimentaire mondiale et une lueur d’espoir dans un monde tourmenté». Quelque 783 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. «Ils en paieront le prix», a-t-il ajouté.
De son côté, le Kremlin a déclaré que «les accords de la mer Noire ont cessé d’être valides aujourd’hui [lundi]» tout en ajoutant que «dès que la partie russe des accords sera remplie, la Russie reviendra immédiatement à la mise en œuvre de cet accord.»
En quoi consiste cet accord?
L’accord sur les exportations des céréales ukrainiennes en mer Noire a été négocié par l’ONU et la Turquie en juillet 2022 et comprend deux accords distincts: l’initiative sur les céréales en mer Noire (BSGI) entre l’Ukraine, la Russie, la Turquie et l’ONU, et un protocole d’accord (MoU) entre la Russie et l’ONU. Le premier couvrait une période de 120 jours – jusqu’ici renouvelée – tandis que le second couvrait une période de trois ans.
L’accord visait à atténuer la crise alimentaire mondiale. Le changement climatique, les conflits et les répercussions économiques du Covid ont poussé les prix alimentaires mondiaux à la hausse, faisant craindre des famines en Afrique et au Moyen-Orient. Les prix des denrées alimentaires ont atteint un sommet en mars 2022, un mois après que la Russie, l’un des principaux producteurs de céréales et d’engrais, a envahi l’Ukraine, grand exportateur de céréales. La Syrie, le Yémen et la Somalie font partie des pays qui importaient plus de la moitié de leur blé d’Ukraine et de Russie.
La BSGI permettait d’exporter en toute sécurité des céréales ukrainiennes transportées par des navires commerciaux via un corridor maritime dans la mer Noire. Le protocole d’accord engage les Nations unies à aider Moscou à surmonter les obstacles à ses propres exportations de denrées alimentaires et d’engrais.
Pourquoi la Russie s’est-elle retirée?
La Russie a menacé à plusieurs reprises de se retirer de l’accord, affirmant que sa part du marché n’était pas honorée.
Bien que les exportations russes de denrées alimentaires et d’engrais soient exclues des sanctions occidentales, Moscou affirme que les restrictions en matière de paiement, de logistique et d’assurance constituent un frein à celles-ci.
Les exportations de blé russe ont augmenté au cours de la dernière année, mais les exportations d’engrais – en particulier ceux à base d’ammoniac et de potassium – ont diminué. Lundi, António Guterres a souligné qu’il était «conscient de certains obstacles qui subsistent concernant les exportations des denrées alimentaires et des engrais russes», mais a aussi rappelé les progrès tangibles réalisés par les Nations unies. Parmi eux: des exemptions de sanctions et un mécanisme de paiement spécial hors SWIFT pour la Banque agricole russe.
Moscou souhaite notamment que l’ONU l’aide à reconnecter la Banque agricole russe au système de paiement SWIFT et à reprendre ses exportations d’ammoniac via un pipeline reliant la Russie et l’Ukraine, aujourd’hui hors d’usage.
En octobre 2022, la Russie avait brièvement suspendu sa participation à l’accord en réaction à une attaque de drone contre sa flotte en Crimée. Le Kremlin a déclaré lundi que sa décision de se retirer n’était pas liée à une attaque perpétrée le même jour contre le pont entre la Russie et la Crimée. La Russie a accusé l’Ukraine d’être à l’origine de l’attaque, mais Kiev ne l’a pas revendiquée.
Moscou s’est également plaint qu’une quantité insuffisante de céréales exportées par le biais du corridor de la mer Noire avait été acheminée vers les pays les plus pauvres.
Quels résultats pour l’accord?
L’accord sur les céréales ukrainiennes a permis l’exportation de 32,9 millions de tonnes de denrées alimentaires, principalement du maïs et du blé, vers 45 pays répartis sur trois continents. 57% de celles-ci ont été destinées à des pays en développement, mais seulement 20% à des pays à revenu faible ou moyen inférieur.
Le retour de l’un des plus grands exportateurs de céréales sur les marchés mondiaux a contribué à une baisse de 11,6% des prix alimentaires mondiaux depuis juillet 2022, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
La plus grande organisation humanitaire du monde, le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, a livré plus de 725’000 tonnes de blé, dans le cadre de l’accord, à des personnes en situation de crise en Afghanistan, dans la Corne de l’Afrique et au Yémen. Même avant la guerre en Ukraine, le PAM y achetait plus de la moitié de ses approvisionnements en céréales. 80% des achats de céréales du PAM pour 2023 avaient été effectués dans le cadre de l’initiative.
L’effondrement de l’accord «frapperait certainement l’Afrique de l’Est de plein fouet», a averti en juin Dominique Ferretti, responsable des programmes d’urgence du PAM dans la région. Des millions de personnes y souffrent de la faim.
Un dernier navire a quitté l’Ukraine le 16 juillet. Ces derniers mois, les exportations dans le cadre de l’accord ont chuté en raison de l’allongement de la durée des inspections – menées conjointement par des fonctionnaires ukrainiens, russes, turcs et onusiens – et de l’exclusion d’un port ukrainien de l’initiative. «La mise en œuvre de l’initiative repose sur un consensus, il faut donc que toutes les parties s’accordent sur le rythme de l’opération», déclarait l’ONU.
Que va-t-il se passer désormais?
Le retrait russe arrive à un mauvais moment. C’est «une date critique parce que c’est le début de la récolte», a déclaré Maximo Torero, économiste en chef de la FAO, début juillet. Selon lui, un abandon de l’accord va engendrer «une flambée des prix des produits céréaliers». C’était le cas lundi déjà.
Peu après avoir annoncé son retrait de l’accord, la Russie a déclaré qu’elle ne pouvait plus garantir la sécurité des navires naviguant dans le nord-ouest de la mer Noire. De son côté, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé qu’il était prêt à poursuivre les exportations de céréales sans l’aval de la Russie.
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan, l’un des principaux initiateurs de l’accord, est resté optimiste quant à la possibilité de trouver une solution. «Malgré la déclaration faite aujourd’hui, je pense que le président russe Vladimir Poutine souhaite la poursuite de ce couloir humanitaire», a-t-il déclaré juste après le retrait de la Russie. Il a ajouté qu’il s’entretiendrait avec son homologue russe dans le courant de la semaine et qu’il le rencontrerait au mois d’août.
Texte relu et vérifié par Virginie Mangin
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