Pourquoi n’y a-t-il pas de Sanna Marin suisse?
La Suisse n’a encore jamais eu de conseillère fédérale avec des enfants en bas âge. En cause: la répartition traditionnelle des rôles entre hommes et femmes, mais également la culture de la démocratie consensuelle.
En novembre dernier, les médias suisses avaient la fibre maternelle. Certains souhaitaient secrètement voir une Sanna Marin suisse au Conseil fédéral. La Première ministre finlandaise est jeune et constitue un modèle pour les socialistes. Le coprésident du PS Cédric Wermuth la considère comme «l’une des femmes politiques les plus inspirantes de notre époque»Lien externe. Sanna Marin est également mère d’une petite fille.
Dans les médias suisses, la recherche de candidates et candidats par les socialistes s’est presque limitée à cet aspect. Les journaux du groupe Tamedia ont titré: «Une conseillère fédérale avec de petits enfants: c’est possible?» Les quotidiens de CH Media ont mis l’accent sur ce point: l’âge de la nouvelle conseillère fédérale, par exemple, n’a pas d’importance. Dans son éditorial, le rédacteur en chef a identifié un autre facteur comme étant la grande question: «Mais que se passe-t-il si la meilleure a des enfants en bas âge?»
Cet article et d’autres similaires sont parvenus à la conclusion peu surprenante qu’une conseillère fédérale avec des enfants en bas âge était possible. Ou aurait été possible. En effet, si l’alliance de droite en Italie voisine a porté une «jeune mère» à la tête du gouvernement en la personne de Giorgia Meloni, aucune des jeunes candidates ayant des enfants n’a réussi à se faire élire à Berne.
La démocratie traverse sa plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale et la période de la Guerre froide.
Sur le long terme d’abord, en raison de la tendance à la recrudescence de l’autoritarisme et des autocrates depuis une quinzaine d’années.
À court terme ensuite, du fait de la pandémie du coronavirus et depuis la guerre d’agression de la Russie à l’encontre de l’Ukraine.
La résilience apparaît comme le facteur clé dans le débat sur la gestion de cette crise à ressorts multiples. Les démocraties doivent renforcer «de l’intérieur» leurs capacités de résistance et leur robustesse afin de mieux faire face aux menaces.
Dans le cadre de notre série, nous mettons l’accent sur un principe de la démocratie encore peu apparu dans le débat sur la résilience: l’inclusion.
Nous présentons des personnes qui s’engagent pour la «deep inclusion», soit l’inclusion pleine et entière de toutes les minorités importantes. La parole est aussi donnée aux opposants, bien conscients d’avoir la majorité politique du pays derrière eux.
La conseillère d’État bernoise Evi Allemann est la «seule jeune mère» (NZZ am Sonntag) à s’être présentée à la primaire interne du parti socialiste. swissinfo.ch aurait aimé l’interviewer et lui demander, avec un peu de recul, comment elle a perçu le débat qui a précédé l’élection du Conseil fédéral. L’un de ses principaux fonctionnaires a répondu par la négative.
La question de savoir comment «les médias thématisent la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle lors de candidatures à des fonctions politiques mérite certes d’être discutée. Mais ce sont en premier lieu les journalistes eux-mêmes qui doivent s’y confronter». En d’autres termes, ce sont les médias qui ont créé ce débat.
Savoir si une «jeune mère» peut être conseillère fédérale est tout simplement «la mauvaise question», selon Isabelle Stadelmann-Steffen, professeure de politique comparée à l’Université de Berne. De nombreux facteurs entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de décider si une politicienne ou un politicien sera élu au Conseil fédéral: le lieu de résidence, le parti, l’âge. «Il n’y a aucune raison de supposer que les jeunes mères répondraient moins à ces critères que les femmes sans enfants en bas âge ou les hommes.»
D’après elle, les questions à se poser sont les suivantes: «Pourquoi la question des enfants agite-t-elle les médias lorsque de jeunes femmes se portent candidates et apparemment pas quand de jeunes hommes se présentent? Ou encore: la fonction de conseillère fédérale ou conseiller fédéral est-elle compatible avec une famille, de manière générale et indépendamment du sexe?»
Lorsqu’il est question des hommes, les responsabilités familiales ne sont pas thématisées. Le conseiller fédéral Alain Berset avait trois jeunes enfants lors de son élection il y a dix ans, cela n’avait pas suscité de débat: ni sur ses qualités de père ni sur son aptitude à la fonction.
Normes traditionnelles liées au genre
«Il est certain qu’en Suisse les normes traditionnelles liées au genre jouent toujours un rôle plus important que dans d’autres pays européens», relève Isabelle Stadelmann-Steffen en faisant référence à l’exemple de la Finlande, où Sanna Marin gouverne. Il s’agit de normes qui «soutiennent la répartition traditionnelle des tâches entre hommes et femmes et la soulignent comme étant la ‹bonne norme›». Certes, un tel modèle est devenu rare sous sa forme pure. Mais il influence la représentation sociale de ce qui est considéré comme «normal». «Et ce qui n’est pas ‹normal› est volontiers mis en avant dans de telles situations, comme lors d’une élection au Conseil fédéral.» Isabelle Stadelmann-Steffen rappelle qu’en Suisse les femmes sont toujours aussi rares «à d’autres postes de direction comparables».
En cause également: «Le retard de la Suisse par rapport à l’Europe» dans différents domaines, tels que la garde des enfants et le congé parental, indique Isabelle Stadelmann-Steffen. En outre, le système politique suisse érige «peut-être des obstacles encore un peu plus élevés pour les femmes que d’autres».
Malgré tout, Isabelle Stadelmann-Steffen ne voit aucune raison pour qu’une jeune femme, avec ou sans enfants, ne puisse pas entrer au gouvernement. Et de rappeler l’élection de la cheffe du gouvernement d’extrême droite en Italie, qui «ne correspond guère à nos attentes»: «L’Italie ne fait pas partie des pays que nous qualifierions de particulièrement progressistes en matière de partage égalitaire des rôles, et la coalition gouvernementale de Meloni encore moins.»
Isabelle Stadelmann-Steffen voit un autre élément dans la taille du Conseil fédéral, qui est petit en comparaison internationale. Dans la plupart des pays, le gouvernement compte deux chiffres: Giorgia Meloni a nommé près de 30 ministres; la Suisse est, elle, dirigée par sept personnes depuis 1848 – indépendamment des défis plus globaux et toujours plus complexes. «Cela signifie que les tâches sont réparties sur un nombre relativement restreint d’épaules», souligne la professeure. Les tâches d’un département sont diverses: la même personne est, par exemple, responsable de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication. Vu l’ampleur des dossiers en Suisse, le travail «requiert beaucoup de temps et constitue un défi mental», observe Isabelle Stadelmann-Steffen.
Un travail exigeant
Le système politique suisse fait qu’une fonction ministérielle est particulièrement exigeante. Ailleurs, un parti ou une coalition se met d’accord sur un programme qu’il entend ensuite mettre en œuvre. En Suisse, en revanche, il existe une «coalition surdimensionnée» qui ne suit pas de «programme gouvernemental à proprement parler». Cette culture de la démocratie consensuelle se révèle «en permanence» très exigeante pour les ministres. L’effort de coordination et de négociation s’avère particulièrement important. «Dans l’idéal, cela conduit certes à des décisions bien étayées, mais cela prend du temps.»
Le conseiller fédéral démocrate-chrétien Philipp Etter a gouverné pendant près d’une génération, de 1934 à 1959. Il avait dix enfants, dont l’éducation revenait à sa femme. Elle représentait «le vrai gouvernement». En 1959, Philipp Etter s’est opposé au droit de vote des femmes. Ce n’est que depuis 1971 que ces dernières peuvent voter et être élues en Suisse. Aucune des dix conseillères fédérales à la tête de la Suisse jusqu’ici n’avait d’enfants en bas âge durant son mandat.
Relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Zélie Schaller
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