Que dirait Bruxelles si la Suisse expulsait ses Roms?
Alors que la Commission européenne débat mercredi de l’affaire des Roms, une question se pose: la Suisse pourrait-elle agir comme la France sans s’attirer l'ire de Bruxelles? Oui et non, explique une politologue genevoise, Christine Kaddous.
La Commission européenne, l’exécutif de l’Union européenne (UE), débattra une nouvelle fois le 29 septembre de l’affaire des Roms et pourrait, dans la foulée, lancer des «procédures d’infraction» à l’encontre de plusieurs pays qui ne respectent pas à la lettre la législation européenne sur la libre circulation des personnes.
La France, qui entretient une vive polémique avec Bruxelles depuis que la commissaire européenne à la justice, la Luxembourgeoise Viviane Reding, a à demi-mot comparé les méthodes de Paris à celles des Nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale, sera assurément visée.
Viviane Reding reproche à Paris d’avoir agi de façon discriminatoire en démantelant des centaines de campements de «gens du voyage» depuis août: une circulaire du Ministère français de l’intérieur, datée du 5 août et modifiée à la va-vite à la mi-septembre, ciblait en effet «en priorité» les Roms, qui ont été reconduits en masse en Roumanie et en Bulgarie.
D’autre part, la France compte parmi une quinzaine d’Etats membres de l’UE qui ont incomplètement transposé dans leur législation nationale la directive (loi) européenne 2004/38 qui consacre «le droit des citoyens de l’Union européenne et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres» de l’UE. Paris ne respecterait pas certaines dispositions techniques de cette directive relatives au droit de recours des personnes qui peuvent effectivement être expulsées, pour des raisons d’ordre public ou de sécurité intérieure.
Un accord étendu
La Suisse pourrait-elle également être poursuivie par la Commission au cas où elle se mettrait elle aussi à expatrier des Roms d’origine roumaine ou bulgare?
L’accord sur la libre circulation des personnes que la Suisse et l’UE ont conclu en 1999 a été étendu le 1er juin 2009 à la Roumanie et à la Bulgarie, rappelle Christine Kaddous, directeur du Centre d’études juridiques européennes de l’Université de Genève.
«Leurs ressortissants peuvent circuler librement et séjourner sur le territoire suisse pendant trois mois. Seul l’exercice d’activités lucratives est soumis à des restrictions, pendant une période transitoire qui s’achèvera le 31 mai 2016.»
Bien sûr, souligne le professeur, le droit à la libre circulation et le séjour pour les non actifs pour des périodes plus longues que trois mois est soumis à une double condition: ses bénéficiaires doivent disposer de ressources financières suffisantes et d’une couverture d’assurance maladie étendue, afin d’éviter qu’ils tombent à la charge de la Confédération.
Ceci étant, dans une situation similaire à celle de la France, la Suisse ne pourrait invoquer que des raisons d’ordre public ou de sécurité intérieure pour expulser les Roms roumains et bulgares qui s’installeraient provisoirement sur son territoire. Pas tous, cependant: «Ces mesures restrictives doivent être fondées sur le comportement personnel des individus. S’adonnent-ils au trafic de drogue? Sont-ils suspectés de terrorisme? Etc. On ne peut pas viser une catégorie de personnes, en fonction de sa nationalité ou de sa race», relève Christine Kaddous.
Pas si simple en pratique
Certes, la directive européenne 2004/38, qui précise tout cela, n’est pas applicable en Suisse: l’accord bilatéral de 1999 repose sur une législation antérieure, la directive 64/221 de 1964 portant sur «la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique».
Mais peu importe, explique le professeur: «Au niveau du droit applicable, les règles et la jurisprudence sont identiques. En théorie, la Commission pourrait donc faire les mêmes reproches à la Suisse qu’à la France.»
En pratique, ce ne serait toutefois pas aussi simple, car la Commission européenne «n’a aucun rôle à jouer dans le cadre de l’application de l’accord» avec la Suisse sur la libre circulation des personnes, note Christine Kaddous.
Aucune autorité de surveillance de l’application de l’accord n’a en effet été institué par l’accord. Seul le «comité mixte» qui est chargé de le gérer et de veiller à son bon fonctionnement, où siègent des représentants de l’administration fédérale et de la Commission européenne, est habilité à trouver – au niveau politique – des solutions aux problèmes qui apparaissent.
Cela peut prendre des années, ainsi qu’en témoigne par exemple l’interminable controverse sur les mesures d’accompagnement de l’accord sur la libre circulation que la Suisse a adoptées unilatéralement en vue de lutter contre le dumping social et salarial. Et cela explique pourquoi, toutes institutions confondues, l’Union européenne exige désormais une réforme en profondeur du cadre institutionnel du bilatéralisme. Des négociations vont être lancées sous peu, sur le sujet; elles seront très ardues, prédit-on à Berne et à Bruxelles.
24 juin. Circulaire du gouvernement français réclamant l’évacuation de tous les campements illicites situés sur le territoire de l’Hexagone.
5 août. Publication d’une nouvelle circulaire précisant que les camps roms doivent être démantelés «en priorité».
25 août. La commissaire européenne Viviane Reding manifeste son «inquiétude», sans connaître l’existence de la circulaire du 5 août.
31 août. Le gouvernement français dépêche deux ministres à Bruxelles afin de rassurer la Commission: non, Paris n’agit pas de façon discriminatoire.
7 septembre. Le Parlement européen réclame la fin des expulsions. Débat houleux avec la Commission européenne, qui reste prudente.
9 septembre. L’existence de la circulaire du 5 août est révélée par la presse.
13 septembre. Le gouvernement français modifie le texte: la référence aux Roms est supprimée.
14 septembre. Se sentant dupée, Viviane Reding explose: «Je pensais que l’Europe ne serait plus témoin de ce genre de situation depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.» Tollé. La France s’en prend non seulement à la Luxembourgeoise, mais également à son pays et à la Commission européenne.
15 septembre. Nicolas Sarkozy menace de boycotter le sommet européen du 16 septembre. Viviane Reding présente ses «regrets».
16 septembre. Sommet européen très tendu. Echange de propos «virils» entre Nicolas Sarkozy et le président de la Commission, José Manuel Barroso.
21 septembre. Lettre du gouvernement français à la Commission. Paris assure une nouvelle fois respecter la législation européenne.
29 septembre. Réunion de la Commission européenne.
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