Audace, franc-parler, entêtement – écarts et coups d’éclat de la diplomatie suisse
Le ministre suisse des Affaires étrangères Ignazio Cassis heurte ou séduit grâce à un style direct. Mais ce n'est pas la première fois que la diplomatie suisse sort des sentiers battus. Rétrospective.
Le conseiller fédéral Ignazio Cassis a fait les grands titres récemment avec ses propos sur l’agence des Nations Unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens UNRWA et plus particulièrement son affirmation qu’«en soutenant l’UNRWA, nous maintenons le conflit en vie».
Les critiques sont rapidement montés aux barricades pour affirmer que ces déclarations compromettaient les bons offices et la politique de neutralité suisse. Le conseiller fédéral a répondu qu’il doit être possible de se poser des questions et de «remettre en cause ce qu’on est en train de faire»Lien externe. Le ministre des Affaires étrangères a d’ailleurs également surpris dans le dossier des négociations sur un accord-cadre institutionnel avec l’Union européenne en remettant en question les mesures d’accompagnement, ce qui a provoqué la colère des syndicats.
Un regard sur le passé montre que la politique étrangère de la Suisse, malgré sa discrétion, a toujours connu des moments plus turbulents à la suite de prises de position, de décisions ou d’actes surprenants du chef du département ou du Conseil fédéral. Regard rétrospectif sur cinq moments de diplomatie audacieuse ou téméraire.
1. Voile islamique: soumission ou respect du protocole? La visite à Téhéran de 2008
En 2008, Micheline Calmy-Rey avait été la première ministre des Affaires étrangères occidentale à effectuer une visite auprès du président iranien d’alors, Mahmoud Ahmadinejad. Il s’agissait pour l’essentiel de patronner la signature d’un accord gazier entre Axpo et une société iranienne. À cette occasion, la conseillère fédérale avait négligemment enroulé un voile autour de sa tête.
Ce geste a provoqué un tollé et des politiciens fédéraux de différents partis se sont sentis obligés de donner leur avis sur ce bout d’étoffe: «Porter un voile était inutile», avait estimé Christine Egerszegi du Parti libéral-radical. Le président du Parti démocrate-chrétien Christophe Darbellay avait même demandé que la conseillère fédérale s’explique devant la commission de politique extérieure du Parlement pour «cette fâcheuse courbette devant Ahmadinejad».
La loi iranienne, contrairement à celle d’Arabie Saoudite, veut que les femmes de toutes les religions portent le voile. Les défenseurs de Micheline Calmy-Rey avaient donc relevé que le président n’aurait tout simplement pas pu la recevoir si elle n’avait pas fait ce geste.
Mais la controverse autour de cette visite ne se limitait pas au voile. Les États-Unis ont affirmé que l’accord sur le gaz contrevenait aussi bien aux sanctions américaines qu’aux sanctions de l’ONU. La réponse de Micheline Calmy-Rey ne s’est pas fait attendre: la Suisse n’a pas à demander d’autorisation aux États-UnisLien externe.
Sans être jamais entré en vigueur, le contrat a été enterré en 2016Lien externe, notamment parce que les partenaires n’étaient pas parvenus à s’entendre sur les prix et les routes d’acheminement.
2. Reconnaissance de la Chine en 1950 déjà: les convictions de Max Petitpierre
En 1950, la Suisse a été l’un des premiers pays du bloc occidental à reconnaître la République populaire de Chine, trois mois seulement après la prise de pouvoir par les communistes en octobre 1949. La Suisse «n’a pas hésité à prendre les devants» et a fait preuve d’une «indépendance audacieuse», écrivait la Neue Zürcher ZeitungLien externe soixante ans plus tard. Elle a ainsi devancé de deux ou trois décennies l’ONU et de nombreuses puissances occidentales – les Nations Unies ont reconnu la Chine en 1971 alors que les États-Unis ne l’ont fait qu’en 1979.
Le Conseil fédéral s’était laissé guider par des considérations pragmatiques, tant au niveau politique que du droit international, plutôt que par des réflexions idéologiques. Ce qui est plus surprenant, c’est que la Suisse ne se soit pas contentée de reconnaître l’État chinois, mais ait aussi reconnu explicitement son gouvernement, un pas plutôt inusité pour la politique étrangère helvétique.
La décision devait faciliter une normalisation rapide des relations entre les deux pays. Elle a certainement été motivée par la défense des intérêts suisses en Chine, en particulier le sort des missionnaires suisses détenus dans ce pays. Les chicaneries contre les entreprises suisses et la question des indemnités financières pour les investissements suisses anéantis par la guerre ont aussi joué un rôle.
Les réactionsLien externe dans la presse suisse ont été ambivalentes. D’une part, tout le monde était d’accord pour considérer que ce geste ouvrait à la Suisse des perspectives économiques considérables. Mais la décision a aussi été comparée à la reconnaissance du régime de Franco en Espagne qui avait suscité une forte controverse.
La reconnaissance rapide de la Chine a cependant constitué un pas courageux qui a porté ses fruits. À l’époque, personne n’était en mesure de dire combien de temps le gouvernement mis en place par Mao Zedong parviendrait à se maintenir au pouvoir. En outre, la Guerre de Corée était sur le point d’éclater. Mais le ministre des affaires étrangères Max Petitpierre était convaincu qu’elle aurait des incidences positives pour la communauté suisse de Chine et pour les intérêts économiques de la Suisse. Cette décision vaut aujourd’hui encore à la Suisse l’estime de la République populaire.
3. La Suisse prend les devants et reconnaît le Kosovo en 2008
En 2005, la Suisse avait été parmi les premiers États à se prononcer pour l’indépendance du Kosovo et elle avait offert sa médiation pour un éventuel dialogue entre Pristina et Belgrade. Elle était aussi le seul pays aux côtés des États-Unis et du Danemark à avoir pris si tôt position de manière aussi claire, ce qui lui avait aussi valu des critiques. Dans une interpellation parlementaire, le conseiller national écologiste zougois Josef Lang s’inquiétait en particulier du sort de minorités insuffisamment protégées dans cette province. Il demandait aussi si cette déclaration prématurée en faveur de l’indépendance ne compromettait pas des projets concrets de promotion de la paix et la possibilité pour la Suisse d’offrir ses bons offices. Pour sa part, le président de la Commission de politique extérieure Erwin Jutzet (socialiste) déplorait le fait que le Conseil fédéral n’ait pas consulté cet organe au préalable.
La reconnaissance formelle de l’indépendance du Kosovo en 2008 a cependant constitué une surprise compte tenu de la retenue dont la Suisse a toujours fait preuve sur les questions de droit international controversées. Les partis gouvernementaux ont timidement salué la décision, à l’exception de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice). Ses représentants Hans Fehr et Oskar Freysinger ont en particulier dénoncé la précipitation suisse alors que la déclaration d’indépendance du Kosovo était illégale.
En 2010 cependant, la Cour international de justice de La Haye a estimé que l’adoption de la déclaration d’indépendance du 17 février 2008 n’avait pas violéLien externe le droit international général.
4. 1917: les efforts de médiation du conseiller fédéral Arthur Hoffmann vont trop loin
Arthur Hoffmann était «le conseiller fédéral le plus puissant que la Suisse ait jamais connu», selon l’ancien ambassadeur Paul Widmer, et il était un médiateur passionné réputé pour son réseau. Pendant la Première Guerre mondiale, il a essayé plusieurs fois de positionner la Suisse comme médiatrice auprès des parties en guerre, en dépit de la stricte neutralité qu’il prônait publiquement. Il a ainsi contacté le président américain Woodrow Wilson en 1915 déjà, puis divers politiciens français d’opposition un an plus tard.
Mais en 1917, il dépasse les bornes: en collaboration avec le conseiller national socialiste Robert Grimm, il cherche à organiser une médiation entre la Russie et l’Allemagne. La France et la Grande-Bretagne considèrent cette démarche comme un acte pro-allemand et accusent la Suisse d’avoir violé le principe de neutralité en cherchant à obtenir une paix séparée. Le ton des reproches était très dur et on parla même de traîtrise. Sous pression en Suisse, le conseiller fédéral démissionna.
5. Geste symbolique de Micheline Calmy-Rey entre les deux Corées
Fraîchement élue au Conseil fédéral, Micheline Calmy-Rey franchissait en mai 2003 à Panmunjon la ligne de démarcation entre les deux Corées. Cet acte symbolique devait aussi marquer le lancement de cette «neutralité active» qui caractérisera la politique de la cheffe du Département fédéral des affaires étrangères. Le but était de ramener la Suisse et ses bons offices sur le devant de la scène. Bien accueilli sur la péninsule coréenne, le voyage a fait en Suisse l’objet de fortes critiques.
On lui a notamment reproché son coût parce qu’il avait été effectué avec l’avion du Conseil fédéral, ce qui revenait à un montant situé entre 100 et 200’000 francs. Certains politiciens du centre droit étaient furieux. Pourtant, la visite de Micheline Calmy-Rey dans la péninsule coréenne et en Chine avait déjà été agendée par son prédécesseur Joseph Deiss et l’usage de l’avion du Conseil fédéral s’est imposé en raison de l’épidémie de SARS. La Corée du Nord imposait en effet dix jours de quarantaine à tous les voyageurs arrivant de Chine sur un vol de ligne.
Pour son premier voyage à l’étranger, la nouvelle conseillère fédérale a cependant fait une bonne impression sur le Premier ministre chinois Wen Jiabao qui l’avait reçue à Pékin. Il a salué le geste optimiste de Micheline Calmy-Rey, soulignant que la Suisse jouissait de la confiance des deux Corées, et l’a remerciée «pour ce voyage de paix et d’amitié».
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