Recueillir des preuves de crimes de guerre en Ukraine, un engagement suisse
Le procureur général de la Confédération a mis en place un groupe de travail chargé de recueillir les preuves d’éventuels crimes de guerre commis en Ukraine. Des ONG à Genève s’attellent également à cette question. Tour d’horizon.
«L’idée est très simple», a déclaré le procureur général Stefan Blättler à l’occasion d’une interview accordée à swissinfo.ch. «Nous ne pouvons pas poursuivre les crimes de guerre tant que le suspect ne se trouve pas en Suisse. Mais d’un autre côté, nous avons beaucoup de réfugiées et réfugiés [d’Ukraine], tout comme d’autres pays européens, et je suis sûr que ces gens pourraient avoir vu quelque chose ou fournir des témoignages en vue d’éventuels procès pour crimes de guerre. C’est pourquoi nous devons nous assurer que toutes ces preuves potentielles sont à notre disposition.»
À l’heure actuelle, la Suisse n’a pas de suspects sur son territoire, précise Stefan Blättler. Il n’empêche que cela pourrait arriver ou que des procès pourraient avoir lieu un jour ou l’autre. Si elle parvient à collecter des preuves, la Suisse pourrait partager ses informations avec d’autres pays, s’ils ouvrent un procès pour crimes de guerre en Ukraine, ou avec la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye.
Le procureur de la CPI, Karim Khan, a ouvert une enquête sur l’UkraineLien externe à la suite de l’invasion russe, après avoir reçu les renvois de 41 pays à ce jour, dont la Suisse. Le procureur général de l’Ukraine rassemble des preuves de crimes de guerre depuis le début de l’offensive et, comme la Suisse, de nombreux autres procureurs nationauxLien externe ont mis en place des unités spéciales de collecte de preuves. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève a également mandaté une commission d’enquête indépendante.
Une ‘obligation morale’
Stefan Blättler a succédé le 1er janvier au procureur général Michel Lauber, qui a finalement été contraint de démissionner en raison d’allégations de fautes dans le cadre d’enquêtes sur la corruption à la FIFA, l’instance dirigeante du football mondial basée à Zurich. Sous Michel Lauber, le bureau du procureur général était critiqué pour sa lenteur dans les affaires de crimes de guerre internationaux, mais Stefan Blättler affirme vouloir en faire une de ses priorités.
«En tant que nation où l’idée de la Croix-Rouge a vu le jour, nous avons une obligation morale particulière de faire quelque chose», souligne-t-il. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), dont le siège est à Genève, est le gardien des Conventions de Genève, qui visent, entre autres, à protéger les civils en temps de guerre.
Comment va donc fonctionner la task force suisse sur l’Ukraine? «J’ai chargé mon département responsable des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité d’examiner comment nous pouvons obtenir ces témoignages potentiels. Et nous recherchons ces informations par le biais du travail de la police et du Secrétariat d’État aux migrations», a déclaré Stefan Blättler.
La police rassemblera et conservera les témoignages potentiels des personnes réfugiées. Le Ministère public de la Confédération ne peut pas le faire lui-même, sauf si une plainte est déposée contre un suspect sur le territoire suisse, explique-t-il. En revanche, il pourra avoir accès aux informations de la police.
Stefan Blättler pense qu’il faudra un peu de temps pour que les témoins se manifestent. «Beaucoup de gens sont traumatisés et ont d’autres préoccupations en ce moment que de fournir des témoignages, poursuit-il. Je suis convaincu que cela prendra un peu de temps, mais ils viendront, la police leur parlera, et nous aurons alors quelque chose qui pourra être divulgué en cas de procès.»
Des ONG qui travaillent déjà
De nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) travaillent également sur ce sujet, y compris en Suisse. Gerry Simpson, un spécialiste actif chez Human Rights Watch à Genève, vient de rentrer d’Ukraine. Son organisation, dont le siège est aux États-Unis, recueille des preuves sur le terrain ainsi que sur des sources en ligne. L’ONG, qui a une longue expérience en la matière, avait déjà un membre du personnel en Ukraine lorsque l’agression russe a commencé et dispose maintenant d’une équipe tournante d’environ cinq personnes.
Les premiers entretiens ont eu lieu principalement par téléphone avec des personnes vivant dans des endroits attaqués, a-t-il précisé. «Puis nous sommes allés dans les zones qui ont été libérées et nous avons parlé face à face avec les gens. C’est important, évidemment, parce que c’est le moyen le plus efficace de comprendre ce qui s’est passé – en se rendant sur le lieu exact, en demandant à des témoins de vous expliquer ce qu’ils ont vu à un endroit donné.»
Human Rights Watch fait ensuite correspondre les témoignages avec les images satellites et le matériel provenant des réseaux sociaux par l’intermédiaire d’une équipe technique spécialisée de cinq personnes. Ses rapports comprennent, par exemple, un dossier publié le 21 avrilLien externe, selon lequel «les forces russes ont commis de nombreux crimes de guerre présumés lors leur occupation de Bucha.»
L’ONG suisse TRIAL International, basée à Genève, offre un autre type d’expertise. Composée principalement d’avocats, elle est spécialisée dans les affaires relevant de la compétence universelle, un principe qui permet aux pays de juger les crimes internationaux – génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre – commis partout dans le monde, indépendamment de la nationalité ou du lieu de résidence de la personne suspecte.
Elsa Taquet, avocate chez TRIAL travaillant sur l’Ukraine, indique que son organisation a recensé 166 pays qui ont adopté ce principe dans leur législation nationale, dont 20 qui, contrairement à la Suisse, n’exigent pas que la personne suspecte se trouve sur leur territoire pour engager une procédure.
Apporter une valeur ajoutée
Face au grand nombre d’ONG et d’organismes internationaux qui travaillent à la collecte de preuves liées à la guerre en Ukraine, TRIAL a essayé de définir où elle pouvait apporter une «valeur ajoutée», explique-t-elle, en définissant deux domaines: aider à monter des dossiers de compétence universelle; et offrir des conseils aux autorités ukrainiennes pour les procès nationaux car, souligne-t-elle, l’Ukraine devrait avoir la priorité sur ces cas si elle est capable et désireuse de les juger.
Afin de mener à bien ces deux missions, TRIAL s’est associé à d’autres ONG, notamment en Ukraine et dans les pays voisins. TRIAL estime que les affaires traitées en Ukraine et relevant de la compétence universelle peuvent aller plus vite dans l’immédiat, contrairement aux tribunaux internationaux tels que la CPI – bien que la CPI ait agi avec une rapidité sans précédent sur l’Ukraine jusqu’à présent – et que cela pourrait avoir une sorte d’effet dissuasif. Le 13 mai, un soldat russe a comparu en audience préliminaire devant le tribunal de KievLien externe dans le premier procès pour crimes de guerre qui s’y tiendra.
Elsa Taquet indique que son organisation se concentre d’abord sur les «événements majeurs» de la guerre en Ukraine. «Il peut s’agir, par exemple, d’attaques aveugles utilisant des armes interdites comme les bombes à fragmentation, ou d’attaques contre des hôpitaux et des bâtiments civils. Un autre critère est le grand nombre de victimes. Cela semble terrible, mais cette approche facilite la recherche en raison du grand nombre de témoins.»
Coordination internationale
La coopération internationale est essentielle, selon Elsa Taquet, étant donné le grand nombre d’acteurs qui recueillent des preuves de diverses manières.
La coopération avec les partenaires internationaux fait également partie du travail de la task force suisse sur l’Ukraine, indique Stefan Blättler. «Je pense à la Cour pénale internationale de La Haye, aux organisations internationales telles qu’Eurojust et Europol, ainsi qu’à d’autres États», précise-t-il. «Et nous devons échanger toutes les informations disponibles grâce auxquelles une procédure pourrait être lancée.»
Eurojust et Europol sont deux organisations de l’Union européenne, basées à La Haye, qui encouragent la coopération transfrontalière en matière de criminalité. La Suisse est un membre associé des deux organisations. Alors qu’Europol se concentre sur la coopération policière, Eurojust réunit les procureurs nationaux concernant les crimes relevant de leur mandat, notamment les crimes internationaux de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Eurojust a récemment mis en place une équipe d’enquête conjointe sur l’UkraineLien externe (JIT), comprenant l’Ukraine, la Pologne, la Lituanie et la CPI.
La Suisse ne fait pas partie de cette JIT mais participe aux réunions d’Eurojust, notamment sur l’Ukraine. «Nous y avons également des délégués, précise Stefan Blättler. C’est comme une bourse quotidienne d’informations pour les affaires judiciaires. Vous rencontrez les personnes de chaque État participant et vous obtenez vos informations au jour le jour. C’est pourquoi Eurojust est pour nous une organisation très importante.»
Le président d’Eurojust, Ladislav Hamran, souligne également la nécessité d’une coordination internationale. «Par le passé, il était parfois très difficile de trouver un État prêt à trouver les ressources financières et humaines pour lancer des enquêtes sur les crimes de guerre, a-t-il déclaré lors d’un briefing en ligne le 30 mars. Aujourd’hui, avec l’Ukraine, nous avons une situation très différente. Il se peut en fait que nous ayons plus d’actrices et d’acteurs impliqués que nous ne pouvons en gérer.»
«Le nombre même de mécanismes d’enquête en Ukraine nous place tous, dans la communauté des droits humains, en territoire inconnu, souligne Gerry Simpson de Human Rights Watch. Nous ne sommes pas habitués à ce niveau d’attention pour les violations du droit humanitaire. Nous nous battons depuis des décennies pour que cela se produise dans le monde entier, et nous sommes heureux de constater une telle mobilisation pour au moins un pays. Comment tous ces mécanismes interagissent et sont coordonnés pour maximiser leur impact, identifier et poursuivre les responsables des abus, voilà une question cruciale.»
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