Rubik sème le doute aussi en Suisse
Les accords fiscaux que la Confédération a signés avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne sont fragilisés. Désormais, des doutes sont aussi soulevés au sein de la Confédération. Pourtant, le modèle dit «Rubik» est loin d’avoir dit son dernier mot.
«Nous vous versons les milliards récoltés avec un nouvel impôt libératoire et vous, vous renoncez à exiger l’échange automatique d’informations»: avec les accords signés respectivement en septembre et en octobre avec Berlin et Londres, le gouvernement suisse semblait avoir découvert l’œuf de Colomb. Soit la solution qui permettait de préserver ce qu’il reste du secret bancaire, tout en donnant satisfaction aux autorités fiscales de ces deux pays.
Lame de fond
Pourtant, depuis quelques semaines, les pronostics sur le modèle de Rubik semblent s’assombrir. En Allemagne par exemple, la formule n’a pas l’heur de plaire aux sociaux-démocrates du SPD, aux Verts ainsi qu’à certains Länder.
Pour sa part, Bruxelles a d’ores et déjà remis en question la validité de ces accords, et la France a clairement fait savoir qu’elle n’entrerait pas en matière. Seule note positive: un signal favorable en provenance d’Italie, où le nouveau premier ministre Mario Monti, a déclaré que l’hypothèse d’un tel accord avec la Suisse était «à étudier».
Pour éviter des échecs face à Bruxelles et devant le Conseil fédéral, le ministre allemand des Finances a indiqué qu’il entendait examiner d’ici fin mars d’éventuelles modifications de détail, excluant cependant une renégociation d’ensemble. Son homologue helvétique Eveline Widmer-Schlumpf s’est elle aussi déclarée prête «à revoir certains aspects techniques», mais pas le noyau dur de ce pacte.
En Suisse également, le doute surgit et les accords allemand et britannique, pourraient se heurter à des obstacles parlementaires. L’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) ne voit pas Rubik d’un bon œil, car le projet comporte davantage d’effets négatifs que positifs, tandis qu’à gauche, les demandes européennes de renseignements automatiques suscitent une certaine sympathie.
De plus, certains économistes et experts en fiscalité ont récemment mis en doute la validité de ce type d’accord. Pour le professeur d’économie de l’Université de Fribourg, Sergio Rossi, «il s’agit d’un modèle basé sur une philosophie du siècle dernier, lorsque les capitaux étrangers étaient parqués en Suisse pendant de longues décennies sans être touchés». «Si on veut véritablement affronter l’avenir, il faut aller vers l’échange automatique d’informations (…) en négociant habilement avec nos partenaires pour obtenir le maximum d’avantages pour notre pays», a-t-il déclaré récemment sur les ondes de la Radiotélévision de la Suisse italienne (RSI).
Une partie politique
Selon Paolo Bernasconi, professeur de droit bancaire et fiscal, tout n’est cependant pas perdu: «Probablement que l’Allemagne réclamera des modifications sur certains points qui posent des problèmes de compatibilité avec l’UE. L’accord est de toute manière conçu comme le cube Rubik, avec de nombreux segments qui forment un tout, et ce n’est pas en ôtant une partie que le cube s’effondre», déclare-t-il.
«Il est évident qu’il y a une partie politique qui se joue entre Bruxelles d’une part, et Berlin et Londres d’autre part, comme à l’intérieur de l’Allemagne», remarque pour sa part Michel Dérobert, secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses.
«Nous partons de l’idée que ces accords sont conformes au droit européen. C’est maintenant aux négociateurs britanniques et allemands de s’en assurer, poursuit Michel Dérobert, qui reste confiant. Je pense que le gouvernement allemand a les moyens de ne pas faire échouer le projet et d’éviter ainsi l’affront de signer une convention avec un pays tiers, pour ensuite se faire taper sur les doigts par Bruxelles. Et si cela fonctionne avec l’Allemagne, j’estime que de nombreux autres pays pourraient être intéressés par la suite.»
Liquidités bienvenues
La Suisse pourrait profiter du besoin urgent d’argent frais manifesté par de nombreux pays européens. Selon une étude de la société de conseil Booz & Company, à la fin de 2010, quelque 270 milliards de francs détenus par des contribuables allemands et britanniques étaient déposés dans les banques suisses.
Toujours selon ce rapport, 60% de ces avoirs ne seraient pas déclarés aux autorités fiscales respectives. Pour régulariser ces fonds, les banques devront prélever un impôt libératoire entre 19 et 34% du capital. Les ministères du Trésor de ces deux Etats encaisseront alors des sommes considérables.
«La position européenne, qui consiste à réclamer l’échange automatique d’informations, est idéologique. J’ai le plus grand respect pour les concepts de justice fiscale, d’équité, d’égalité de traitement. Cependant, d’un point de vue pragmatique, l’Etat doit avant tout encaisser sans créer de coûts supplémentaires», lance Paolo Bernasconi.
Echange automatique?
L’échange automatique d’informations découragerait certainement les fraudeurs en puissance. Par contre, il compte de nombreuses inconnues. «Ce n’est pas parce que l’on reçoit des informations sur un contribuable que l’argent remonte immédiatement à la surface. Les informations doivent d’abord être évaluées. Ce qui entraîne une procédure qui peut durer plusieurs années, sans avoir la certitude de pouvoir encaisser des arriérés d’impôt au bout du compte», précise encore Paolo Bernasconi.
Et si l’accord échouait? La situation resterait inchangée, assure le secrétaire de l’Association des banquiers privés suisses. «C’est surtout l’UE qui est sous pression, avec son système de fiscalité de l’épargne qu’elle ne parvient pas à réformer.»
Lorsque Bruxelles aura adopté une ligne claire, l’UE demandera à la Suisse de revoir les accords existants et d’accepter l’échange automatique d’informations. Berne refusera, et on recommencera à négocier pour parvenir un jour à une solution», prédit Michel Dérobert.
Paolo Bernasconi se montre moins optimiste: «Considérant que le G20 et les grandes organisations poussent vers l’échange automatique d’informations, les banques helvétiques ont eu le mérite de présenter cette proposition alternative, qui est une sorte de lampe d’Aladin. Les Etats étrangers encaissent des milliards rapidement, sans frais et avec une précision toute helvétique. Mais si cette proposition devait être rejetée, la situation se compliquerait singulièrement pour la Suisse, puisqu’elle n’aurait plus rien à offrir. Je crains que l’on ne se dirige alors tout droit vers l’échange automatique d’informations. Ce qui serait catastrophique pour une partie du secteur financier suisse, qui perdrait beaucoup de son attractivité».
Les accords signés avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne prévoient une régularisation des avoirs non déclarés et détenus en Suisse par des ressortissants de ces deux pays. Le cas échéant, le versement d’un impôt forfaitaire unique sur le capital déposé, prélevé par un agent débiteur (en principe une banque), et versé de façon anonyme (le nom de l’épargnant n’est pas mentionné) aux autorités fiscales allemandes ou britanniques permet de régler le passé.
Le taux d’imposition prévu varie entre 19 et 34%. Pour les futurs rendements sur les capitaux, un impôt libératoire sur les intérêts et sur les dividendes est prévu. Pour l’Allemagne, le taux applicable est fixé à 26,375%, ce qui correspond à celui en vigueur dans ce pays. En revanche, pour la Grande Bretagne, il varie entre 27et 48% selon la catégorie des rendements sur les capitaux.
En Allemagne, l’accord signé avec la Suisse n’a pas encore été ratifié par le Parlement. Il est contesté par le Parti social-démocrate, les Verts et par certains Länder (Bade-Wurtemberg et Rhénanie-du-Nord-Westphalie en tête) estimant que l’accord serait trop favorable aux fraudeurs. L’accord pourrait ne pas passer la rampe du Bundesrat, la Chambre des Länder, où le gouvernement n’a plus de majorité.
L’accueil réservé à l’impôt libératoire est plus favorable en Grande-Bretagne. Selon Dave Hartnett, un des responsables des autorités fiscales, Rubik représente le meilleur compromis possible.
Mais Bruxelles a remis en cause la validité de ces deux accords, qui violeraient les lignes directrices de l’UE sur la fiscalité de l’épargne et la convention y relative conclue entre Berne et Bruxelles.
L’UE a demandé à Berlin et Londres de les renégocier. De son côté, la France a fait savoir qu’elle n’entendait pas discuter avec la Suisse de la question de la régularisation des capitaux non déclarés par ses contribuables.
Traduction de l’italien: Nicole della Pietra
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