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L’argent sale qui se trouve en Suisse n’a toujours pas été restitué au Kenya

Demonstranten und Polizei
Une activiste anti-corruption appréhendée par la police à Nairobi en avril 2019. Keystone / Daniel Irungu

Des fonds détournés dans le cadre d’un scandale de corruption au Kenya sont gelés en Suisse. Mais les escrocs pourraient bien bénéficier de la prescription si les autorités kényanes continuent à traîner les pieds. La Suisse pourrait pourtant prendre les choses en main.

L’été dernier, le président kényan Uhuru Kenyatta recevait dans la capitale Nairobi son homologue suisse Alain Berset et une longue histoire peu glorieuse semblaient devoir enfin toucher à sa fin. Les deux hommes ont signé une déclaration d’intention fixant les conditions-cadre pour que la Suisse puisse restituer à ce pays d’Afrique de l’Est des fonds issus de la corruption. La Suisse a gelé environ 2 millions de francs provenant d’une des plus grandes affaires de corruption de l’histoire du Kenya, le scandale de l’Anglo Leasing.

«Anglo Leasing Finance» est le nom de la première société démasquée en 2002 dans l’un des plus grands scandales de corruption qui ait secoué le Kenya, une escroquerie systématique qui lui a fait perdre plus de 600 millions de francs. L’argent était versé à une multitude de sociétés fictives derrière lesquelles se retrouvaient toujours les mêmes hommes d’affaires et qui ne fournissaient pas les prestations payées ou alors en assuraient de mauvaise qualité. Les principaux bénéficiaires de la fraude ont probablement été des ministres du gouvernement de l’époque.

Onze des dix-huit sociétés fictives disposaient plus ou moins directement d’une adresse à Genève, ce qui leur a permis de blanchir une partie des fonds d’origine criminelle en Suisse ou par le biais de la place financière suisse. Le Kenya a demandé l’entraide judiciaire de la Suisse en 2007. Deux ans plus tard, le ministère public de la Confédération ouvrait une procédure pour blanchiment d’argent. Depuis, quelque 2 millions de francs probablement d’origine frauduleuse, sont bloqués en Suisse.

Mais l’argent n’a toujours pas quitté la Suisse. Parce que le Ministère public de la Confédération attend qu’un tribunal kényan ordonne la saisie des biens mentionnés, a indiqué le service de presse du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) dans une déclaration commune avec le Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI).

«Presque pas de progrès»

Les experts kényans en matière de corruption estiment pourtant que la Suisse attendra encore longtemps ce jugement. John Githongo, en particulier. Responsable il y a quinze ans de la lutte anti-corruption au Kenya, il a été à l’origine de la révélation du scandale, mais il a quitté ses fonctions en cours d’enquête et passé deux ans en exil en raison de menaces et parce qu’il craignait pour sa vie. «Dans cette affaire, plusieurs procédures judiciaires sont en cours depuis des années, dit cet homme de 54 ans à Nairobi. Mais aucune n’a abouti et elles ne progressent pour ainsi dire pas.»

John Githongo est impliqué en qualité de témoin dans deux procédures décisives pour la restitution des fonds bloqués en Suisse. Mais il n’a plus été convoqué depuis plus d’une année. «Les fonctionnaires anti-corruption devraient faire avancer les procédures, mais on a l’impression qu’ils les freinent. On les remplace aussi régulièrement.»

Un rapport publié récemment par une organisation non-gouvernementale, le Centre africain pour une gouvernance ouverte (AfriCOG), estime qu’on peut parler de «captation de l’État» au Kenya. Il dénonce ainsi une situation de corruption politique systématique où les intérêts privés parviennent à influencer de manière décisive les processus de décision de l’État. Selon le rapport, les intérêts particuliers sapent toutes les instances de l’État. Cela vaut particulièrement pour l’exécutif, mais le pouvoir judiciaire est également touché.

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John Githongo en 2004. Keystone / Jacob Wire

Anglo Leasing est cité dans le rapport comme l’un des trois cas qui témoignent de manière exemplaire de la captation de l’État kényan. Ces trois scandales se sont produits sous trois gouvernements différents et à chaque fois le Kenya a perdu des centaines de millions de francs. Aucune de ces affaires n’a encore connu d’épilogue judiciaire.

Le troisième scandale s’est d’ailleurs produit durant le premier mandat du président actuel Uhuru Kenyatta qui se met pourtant en scène comme un combattant déterminé de la corruption. Les médias sont remplis de photos et d’articles consacrés à des politiciens soupçonnés de corruption et emmenés menottes aux mains. Internationalement, le Kenya d’Uhuru Kenyatta passe pour un pays dont les institutions anti-corruption sont indépendantes et efficaces.

Des conseils suisses pour les cas complexes

«La corruption reste certainement un grave problème au Kenya», affirme pourtant Gretta Fenner, directrice du Basel Institute on Governance. Cette institution à but non-lucratif associée à l’Université de Bâle assiste les autorités kényanes de lutte contre la corruption dans les enquêtes sur les cas complexes, en particulier quand elles ont une dimension internationale comme Anglo Leasing. «Mais les autorités ont enregistré des succès significatifs au cours des dernières années. Elles sont ainsi parvenues à confisquer des biens d’une valeur de 27 millions de dollars au cours des quatre premiers mois de cette année seulement.»

John Githongo estime qu’il est trop tôt pour parler d’un retournement de tendance. En réalité, les institutions de lutte contre la corruption font preuve d’une forte retenue face à l’élite politico-économique. Il y a cinq ans, deux sociétés fictives impliquées dans le scandale Anglo Leasing ont gagné à Genève un procès contre l’État kényan tout simplement parce que le procureur général de ce pays retenait des éléments de preuve décisifs.

La Suisse en fait-elle assez?

«La Suisse a fait tout ce qu’elle pouvait dans l’affaire Anglo Leasing», dit John Githongo. «Les fruits sont mûrs, mais la volonté de les cueillir fait manifestement défaut de notre côté».

Gretta Fenner pense au contraire que les autorités suisses pourraient en faire davantage: «Elles n’ont pas besoin d’une décision d’un tribunal kényan. Il y a déjà un moment que le Ministère public de la Confédération a ouvert une enquête pénale. Il lui suffirait de la conclure pour séquestrer les biens et les restituer au Kenya.»

Tobias Schaffner, associé principal du cabinet d’avocats Baldi & Caratsch spécialisé dans le rapatriement d’avoir illicites, estime lui aussi que la Suisse pourrait agir: «Si la procédure pénale traîne en longueur au Kenya, elle risque de ne pas aboutir en raison de la prescription – ce qui conduira également à l’arrêt de l’enquête pénale en Suisse.»

Il est facile d’ouvrir un compte en banque en Suisse

Bien qu’il loue le rôle de la Suisse dans l’affaire Anglo Leasing, John Githongo remarque: «Ce pays abrite évidemment encore bien davantage d’argent d’origine criminelle. La Suisse reste un des centres internationaux du blanchiment d’argent. Pourquoi une société fictive peut-elle y ouvrir aussi facilement un compte en banque?» La Suisse fournit certes une entraide judiciaire pour saisir et rapatrier les fonds criminels, mais il y a d’importants obstacles administratifs: «Avant d’arriver à un résultat, le gouvernement a déjà changé ici. Et le nouveau risque bien de tout remettre en question.»

Dans leur prise de position, le DFAE et le SFI renvoient à une ordonnance de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés (FINMA) qui oblige les banques et les autres instituts financiers à faire preuve d’une «diligence accrue» dans leurs relations d’affaires avec les sociétés écrans.

La directrice du Basel Institute on Governance critique toutefois son application pratique: «Nous constatons malheureusement dans les cas où nous sommes impliqués en tant que conseillers que l’argent sale continue de venir en Suisse ou d’y passer». Le mandat que les politiciens ont donné à la FINMA ne suffit pas pour agir efficacement contre les instituts qui ne remplissent pas leurs obligations. «En comparaison internationale, il est toujours étonnant de constater la clémence avec laquelle les instituts financiers défaillants sont traités en Suisse.»

(Traduction de l’allemand: Olivier Huether)

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