«Nous sommes ici pour prendre le pouls de la situation»
Qu’elle patrouille à Mostar ou dans les villages environnants, discute avec la population ou les représentants de la politique, de la société ou de l’économie, l’équipe d’observation de l’armée suisse est toujours en mouvement. Son but est de se faire une image de la situation. Calme pour le moment, celle-ci n’est pas totalement stable.
La séance du matin débute à 8 heures précises. «Un homme qui voulait brader un original disparu des accords de Dayton pour l’équivalent de 50’000 euros a été arrêté et, à La Haye, on a encore une fois reporté le procès contre l’ancien chef de l’armée des Serbes de Bosnie Ratko Mladić devant le Tribunal pénal de l’ONU pour les crimes de guerre commis dans l’ex-Yougoslavie.» La traductrice bosnienne résume ainsi deux des nouvelles parues dans la presse quotidienne. Elle travaille pour les membres de l’équipe suisse de liaison et d’observation (LOT).
Nous sommes dans la salle commune de la maison de la LOT de Mostar, dans la région historique de l’Herzégovine. Les soldats du 27e contingent suisse y sont stationnés parce que cette zone fait partie des foyers de conflit potentiels. Durant la guerre de Bosnie, la ville avait été le théâtre de combats opposant d’abord des unités croates et bosniaques à des unités serbes, puis plus tard les Croates et les Bosniaques. Depuis, elle est pratiquement divisée en deux.
Le commandant de la maison Claudio Wiederkehr passe en revue les activités de la veille avant d’examiner les rencontres prévues pour la journée et de répartir les tâches. Il rappelle à ses gens de préparer leurs éventuels colis pour leurs proches – un vol pour la Suisse partira bientôt.
Les six hommes et deux femmes de la LOT se partagent six chambres, effectuent des services de six jours, cuisinent et font leur lessive eux-mêmes. Le matin, une femme de ménage s’occupe de la cuisine et de la salle de bain. Durant leur engagement de six mois, ils auront vingt jours de vacances. Durant leur temps libre, ils ne sont pas astreints à porter l’uniforme.
Prendre le pouls
Les LOTS sont le système d’alerte précoce de l’EUFOR, comme nous l’a expliqué la veille Carlo Kaufmann au quartier général de cette mission établi dans le Camp Butmir à la périphérie de Sarajevo. Cet officier d’état-major est le plus haut représentant de l’armée suisse dans le pays et explique que «nous affichons notre présence, établissons des contacts, observons et rassemblons des informations».
Pour évaluer la situation, les Suisses cherchent le dialogue avec toutes les catégories sociales: les politiciens, les responsables religieux, les directeurs d’écoles et d’hôpitaux, les ONG, les organisations de défense des droits de l’homme, les syndicats et bien d’autres. «Nous voulons documenter ce qui se passe dans notre secteur de responsabilité. Nous rassemblons les fragments d’une mosaïque. Nous sommes très actifs à Mostar, mais nous nous rendons également dans les villages retirés», indique Claudio Wiederkehr. La majeure partie des gens accueille positivement la mission. «Il y a peut-être une personne sur dix qui se montre méfiante et nous demande ce qu’on cherche vraiment.»
La population de Mostar est composée à 49% de Croates, 44% de Bosniaques et d’une petite minorité de Serbes. Actuellement, la situation est calme, explique le commandant de la maison. «Les Bosniaques et les Serbes vivent séparés et se laissent tranquilles». Lors d’un sondage effectué par l’EUFOR en Bosnie-Herzégovine auprès de deux à trois mille personnes, 80% d’entre elles ont estimé que la situation s’était dégradée et la jugeaient instable. «C’est également une des raisons pour lesquelles l’EUFOR est encore là.»
Parmi les questions explosives figure celle des velléités autonomistes des Croates. En outre, on retrouve régulièrement des graffitis de croix gammées et les nationalistes d’extrême-droite profitent des matchs de football pour faire le salut hitlérien dans les stades. Les Croates reprochent pour leur part aux Bosniaques de dériver vers un islam radical. Et les musulmans bosniens s’indignent de la croix de 33 mètres dressée sur le mont Hum qui domine Mostar, ressentie comme une provocation
À Mostar, les enfants et les jeunes suivent des classes séparées. Le problème ne vient pas des professeurs, mais des parents qui ne veulent pas que leurs enfants aillent à l’école avec ceux d’autres ethnies. «Leurs enseignants ne sont pas les mêmes et l’histoire qu’ils apprennent est aussi différente», dit le soldat Yves Dätwyler.
Une fois par semaine, un membre de l’équipe fait un exposé sur un thème particulier. Aujourd’hui, Carmen Müller présente pendant une dizaine de minutes la question de l’islamisme et de la radicalisation dans le pays. Quelque 280 combattants en seraient partis pour la guerre sainte. Elle parle de Gornja Maoca, un village du nord-est de la Bosnie connu pour être salafiste. Les services de sécurité bosniens pensent qu’on y recrute des djihadistes.
En patrouille
Lorsque la réunion s’achève, il est temps de se mettre en route. Nous partons dans une jeep militaire. Avec leur tenue de camouflage et leur béret, Carmen Müller et Yves Dätwyler sont facilement identifiables comme des membres de l’EUFOR. Ils ne sont pas armés, bien qu’ils soient formés au maniement des armes à feu. Celle-ci restent cantonnées dans la maison de la LOT pour une utilisation défensive.
«Dans le cas où la situation devait dégénérer et où il faudra évacuer la maison ou encore pour permettre une retraite ordonnée. Si des tirs éclatent en ville, il nous faut mettre nos gilets pare-balles, nos casques et emporter nos armes. Mais ce n’est encore jamais arrivé.»
Il y a cependant déjà eu des moments critiques, en 2014 notamment, lorsque le bâtiment gouvernemental a brûlé et qu’il a fallu interrompre les élections. Un nouveau scrutin sera organisé l’an prochain. Aucune des personnes avec qui nous avons parlé ne croit cependant qu’il se déroulera normalement.
Les fragments d’une mosaïque
En patrouille dans la région de Mostar, nous rencontrons par hasard un cycliste allemand qui travaille pour une ONG chrétienne qui veut propager «l’amour de Jésus» dans le monde musulman. Le soldat Yves Dätwyler en prend note et inscrira cette rencontre dans son compte rendu quotidien.
Nous dînons ensuite rapidement dans un petit restaurant traditionnel au cœur de la pittoresque vieille ville de Mostar avec ses célèbres ponts qui appartiennent au patrimoine mondial de l’UNESCO. En patrouille, les militaires suisses mangent toujours à l’extérieur, autant pour marquer leur présence que pour soutenir l’économie locale.
L’après-midi, nous nous rendons à l’agence pour l’emploi du canton d’Herzégovine-Neretva. Il s’agit déjà de la septième rencontre avec son directeur Vlado Čuljak. On se salue, échange des politesses, le café est servi. Yves Dätwyler et Carmen Müller mènent la discussion. Elle est traduite par Zijada qui a vécu en Allemagne pendant la guerre et est employée comme traductrice par la LOT suisse.
Vlado Čuljak explique fièrement que le taux de chômage a baissé de 4 à 5%. Il se réjouit aussi que la compagnie aérienne Eurowings ait ajouté Mostar à ses destinations dès l’été prochain. «Ce serait bien s’il y avait également une liaison directe avec la Suisse.» Il exprime ensuite sa frustration à propos d’un Bosnien qui a investi de l’argent à Belgrade. «Pourquoi là-bas et pas ici? Notre main-d’œuvre est bon marché et la situation est plutôt stable». Il dénonce cependant aussi la stagnation politique. «Nous n’avons pas eu d’élections depuis huit ans. Nous n’avons pas de conseil municipal et donc personne pour délivrer des permis de construire. C’est un problème.»
Après les sujets sérieux, on bavarde un peu: le directeur raconte avec enthousiasme sa visite à la fête de la bière de Munich et parle de la chasse, de sa hutte de chasse et de son chien. Nous repartons une bonne heure plus tard. Les deux jeunes soldats suisses consigneront dans leur rapport les informations et les observations qu’ils ont réunies au cours de la journée. Celui-ci sera transmis à l’EUFOR et deviendra ainsi un fragment dans la mosaïque qui doit donner une image de la situation et de l’atmosphère dans l’État multiethnique constitué par la Bosnie et l’Herzégovine.
La Suisse est l’un des 19 pays participant à la mission AltheaLien externe de l’EUFOR (European Union Force) en Bosnie-et-Herzégovine – avec 20 militaires. Elle met à disposition deux équipes de liaison et observation (LOT) constituées chacune de huit membres et stationnées à Mostar et à Trebinje. Trois officiers d’état-major et un sous-officier sont stationnés au quartier général de l’EUFOR et au Centre de coordination des équipes de liaison et d’observation installé au Camp Butmir à Sarajevo. Au total, il y a 17 maisons LOT dans les foyers de conflits potentiels du pays. Les LOT constituent le système d’alerte rapide de l’EUFOR et travaillent en coordination étroite avec la population et les autorités locales.
La Force opérationnelle de l’Union européenne (EUFORLien externe) a été lancée en 2004 avec un effectif de 7000 militaires. Il est désormais descendu à 600 personnes. L’Autriche et la Turquie fournissent le gros des troupes. L’EUFOR a succédé à la Force de stabilisation de l’OTAN qui elle-même avait succédé à l’IFOR (Implementation Force) en 1996. Forte de près de 60’000 hommes, cette dernière avait permis de rétablir la paix dans le pays. Commandée par l’OTAN, elle remplissait un mandat de l’ONU.
(Traduction de l’allemand: Olivier Hüther)
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