«Suisse-UE: l’heure de vérité approche»
Avec la crise de l’euro, l’euroscepticisme a gagné du terrain en Suisse. Et la menace plane sur les accords bilatéraux à la suite du «oui» à l’initiative sur l’immigration de masse le 9 février 2014. L’adhésion de la Suisse à l’UE s’apparente-t-elle définitivement à une chimère? Au contraire, affirment les nouveaux co-présidents de l’organisation pro-européenne Nomes.
Il y a 13 ans – un an après que le peuple suisse donnait son aval aux accords bilatéraux signés avec l’UE –, le souverain balayait une initiative des mouvements pro-européens visant à une adhésion immédiate de la Suisse à l’UE. Depuis cette date, cette thématique de l’adhésion, de moins en moins populaire, a disparu de l’agenda politique.
Le Nouveau mouvement européen suisse (Nomes)Lien externe, devenu très discret ces dernières années, a refait parler de lui au mois de mai en raison d’un changement opéré au sein de sa direction. Après le retrait de la libérale-radicale Christa Markwalder (PLR / droite), le Nomes est désormais dirigé par le Suisse alémanique Martin Naef et le Romand François Cherix. Les deux co-présidents sont tous les deux membres du Parti socialiste suisse (PS).
swissinfo.ch: Partagez-vous la présidence pour ne pas vous sentir seul à un poste dédié à une cause perdue?
Martin Naef: La cause n’est pas perdue, bien au contraire. Avec la co-présidence, nous couvrons deux régions linguistiques. C’est une bonne occasion d’ancrer l’idée européenne en Suisse.
Un mouvement fort de 3400 membres
Avec le choix d’une co-présidence, composée du député socialiste zurichois Martin Naef et de l’ancien député cantonal vaudois François Cherix, la direction stratégique du Nomes est pour la première fois aux mains des socialistes.
Auparavant, ce sont exclusivement des politiciens libéraux-radicaux (droite) qui ont donné un visage à l’organisation. Parmi eux, Jean-Pascal Delamuraz, qui a dirigé l’organisation «L’Union européenne, mouvement suisse pour une fédération de l’Europe», l’ancêtre du Nomes, durant trois ans au début des années 1980.
Le Nomes est né en 1998 de la fusion de plusieurs groupes pro-européens («Nés le 7 décembre», «Nés en 1848» et le «Mouvement européen suisse»). En 2001, à la suite du rejet de l’initiative pour l’adhésion de la Suisse à l’UE, le mouvement «Renaissance Suisse-Europe» s’est lui aussi décidé à rejoindre le Nomes.
L’objectif du Nomes est l’adhésion de la Suisse à l’UE «dans les meilleurs délais et aux meilleures conditions possibles» afin de «participer aux décisions qui concernent directement les Suissesses et les Suisses».
L’organisation compte à l’heure actuelle 3400 membres.
swissinfo.ch: Pourtant, aucun signe à l’horizon ne montre qu’une majorité des Suisses pourraient se rallier à l’idée d’une adhésion à l’UE.
François Chérix: La Suisse marche vers son heure de vérité. Elle risque bientôt de se retrouver face au choix de l’adhésion ou à celui de l’isolement. Et dans cette perspective-là, je ne suis pas du tout certain que les Suisses choisissent la voie de l’isolement.
swissinfo.ch: En dehors de la gauche (PS et Verts), une adhésion à l’UE n’est soutenue par aucun des grands partis. Pour gagner, il faut pourtant des majorités. Cela signifie donc glaner au moins quelques voix au centre de l’échiquier politique.
M.N.: Le 9 février [lorsque l’initiative «contre l’immigration de masse» a été acceptée par une courte majorité des votants], nous avons vécu une césure. J’espère que l’économie, mais aussi les partis bourgeois, ont compris qu’une union de toutes les forces constructives est désormais nécessaire pour lutter contre l’isolement.
swissinfo.ch: Depuis le 9 février, ce sont les accords bilatéraux eux-mêmes qui sont en danger. Ne serait-il pas plus judicieux de se concentrer en priorité sur cette voie plutôt que de poursuivre l’objectif utopique d’une adhésion à l’UE?
M.N.: Nous estimons que la Suisse devra un jour ou l’autre être en mesure de décider au sein de l’Union européenne sur des choses qui la concernent. Le Nomes a cependant toujours soutenu des solutions ciblées en vue de nouer une relation de confiance avec l’UE.
F.C.: Depuis le 9 février, nous avons enregistré l’inscription spontanée de 400 nouveaux membres. Compte tenu de la taille de notre mouvement, ce chiffre est spectaculaire. C’est la preuve que l’objectif du Nomes n’est pas utopique.
swissinfo.ch: En 1992, après le «non» des citoyens suisses à l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), vous aviez prédit le pire pour la Suisse. Aujourd’hui, la Suisse se porte pourtant bien mieux que ses voisins européens.
F.C.: Durant la décennie qui a suivi ce vote, la croissance a stagné, voire régressé en Suisse. Elle a été inférieure à celle des Etats voisins. Nos prévisions étaient donc exactes. Ce sont ensuite les accords bilatéraux I et II qui ont permis à la Suisse de compenser le rejet de l’adhésion à l’EEE et d’opérer un retour extrêmement positif sur le marché européen.
Une solution a été trouvée, mais c’était une solution précaire, de rattrapage. Les analyses du Nomes l’ont toujours démontré: en comptant uniquement sur les accords bilatéraux, la situation de la Suisse était fragile, dangereuse, non durable et nécessiterait un jour de nouvelles discussions. Aujourd’hui, nous en sommes exactement à point-là.
Et la situation actuelle est beaucoup plus grave que celle qui prévalait en 1992, parce que la Suisse a cassé, ou attaqué des accords, qu’elle avait elle-même demandé et dans lesquels elle était déjà intégrée.
M.N.: L’isolation n’est pas une option pour notre pays. Si la Suisse va bien, ce n’est parce que nous sommes en dehors de l’Europe, mais parce que nous avons, grâce aux accords bilatéraux, noué des relations de confiance avec les autres pays de l’UE. Lorsque l’Europe est en bonne santé, la Suisse l’est également.Plus
«Tout nouveau débat sur l’Europe nous renforce»
swissinfo.ch: Le scepticisme à l’égard de l’UE n’a pas seulement gagné du terrain en Suisse, mais également au sein des Etats-membres.
M.N.: On peut adresser de nombreuses critiques à l’égard de l’UE, que ce soit sur la question des institutions, de la séparation des pouvoirs, du déficit démocratique ou du pouvoir de codécision du parlement. Au sein de l’UE, la Suisse aurait à peu près le même poids démographique que le canton de Neuchâtel au sein de la Confédération.
Mais il ne viendrait jamais à l’esprit des Neuchâtelois d’affirmer: ‘La politique nationale ne nous convient pas, nous voulons uniquement une union douanière avec les autres cantons amis mais nous voulons plus avoir notre mot à dire’. Ce serait absurde. La Suisse fait déjà partie de l’Europe. Renoncer au pouvoir de codécision, tout en étant concernés, je trouve cela antidémocratique et indigne d’un pays souverain.
swissinfo.ch: Vous êtes tous deux membres du Parti socialiste, qui a souvent recours aux initiatives populaires et aux référendums. Comment voyez-vous la Suisse au sein d’une Union européenne qui ne prévoit aucun instrument de démocratie directe?
M.N.: En ce qui concerne la démocratie, la participation citoyenne ou encore la subsidiarité, il y a une marge de manœuvre au sein de l’UE. Beaucoup de personnes l’ont également noté à Bruxelles. Jean-Claude Juncker a récemment admis que l’on avait oublié de prendre en considération les citoyens. Et Martin Schulz a dit de manière très juste que l’UE n’avait pas à déterminer si les bouteilles d’huile d’olive devaient être présentées ouvertes ou fermées sur les tables des restaurants. Dans ce domaine également, la Suisse pourrait apporter son expérience.
La peur brandie au sujet des instruments de la démocratie directe, qui ne seraient pas compatibles avec l’UE, est infondée. Si nous avions adhéré à l’EEE il y a 20 ans, ce problème serait survenu deux fois. Lors de la votation sur l’initiative des Alpes et lorsque le peuple s’est prononcé à propos du moratoire sur le génie génétique, deux propositions soumises par la gauche.
F.C.: Il faut arrêter de penser que l’Union européenne est un Etat. Elle reste encore une sorte d’objet de droit international et d’association d’Etats pas complètement définie, où les Etats ont un rôle prépondérant à jouer.
swissinfo.ch: Une initiative pour l’adhésion à l’Union européenne est-elle désormais repoussée aux calendes grecques?
F.C.: Il ne faut pas imaginer l’adhésion comme une décision qui sera prise d’un coup. Il s’agit d’un processus par étapes, avec des choix qui se poseront à chacune de ces étapes. Dans cette optique, le travail de conviction et de construction est totalement différent. Nos concitoyens ne vont pas entrer dans l’UE poussés par un immense désir ou une espèce de projection d’eux-mêmes dans l’avenir radieux.
swissinfo.ch: Reste que le pouvoir de codécision au sein de l’UE que vous avez mentionné est plutôt illusoire. Ne sont-ce pas toujours les économies les plus fortes qui imposent leur volonté et leur politique aux autres Etats?
F.C.: Cette idée d’une Europe qui serait un bloc monolithique dominé par les grandes puissances est totalement démentie par la réalité. En ce moment, se joue par exemple un jeu extrêmement complexe sur la future présidence de la Commission européenne. Même si vous êtes petits, vous pouvez y jouer des partitions extraordinairement complexes, en raison des jeux d’alliance, de la diplomatie et des équilibres qui sont à géométrie variable. Nous les Suisses, nous sommes les rois de ce type de fonctionnement. Non seulement nous serions à l’aise, mais nous serions très bons.
swissinfo.ch: Vous dites qu’il faudrait beaucoup de temps jusqu’à ce que les Suisses se prononcent sur une adhésion à l’UE. Avez-vous un calendrier précis?
M.N.: Nous ne voulons pas faire de prosélytisme. Nous n’avons personne qui, comme l’ancien député Christoph Blocher, peut mettre cinq millions de francs sur la table pour monter une troupe de combat. Mais nous avons une argumentation plus nuancée que de simplement dire «les étrangers dehors», «non à l’UE» ou «Baissez les impôts». C’est certes plus facile à vendre, mais moi je trouve les discussions telles que nous avons en ce moment plus intéressantes et utiles.
F.C.: Il y a plusieurs calendriers. Celui de la prise de conscience des gens tout d’abord, qui avance en profondeur sans qu’on ne le voit. Puis il y a des calendriers politiques auxquels on va s’adapter et qui font soudainement avancer ou reculer un sujet.
Le secret bancaire en est un exemple. On disait qu’il vivrait encore mille ans et que l’on pourrait s’appuyer éternellement sur la séparation entre évasion et fraude fiscale. Mais la situation a changé rapidement. Nous travaillons sur ces deux calendriers. C’est une approche humaniste d’un dossier politique.
Limiter l’immigration
Le peuple suisse a voté le 9 février 2014 à une courte majorité en faveur de l’initiative de l’UDC «contre l’immigration de masse». La Suisse est désormais engagée dans un bras de fer avec l’Union européenne. La fixation de contingents prévue par l’initiative va en effet à l’encontre de l’accord sur la libre-circulation des personnes.
Le Conseil fédéral (gouvernement) a présenté le 20 juin 2014 un concept pour la mise en œuvre de l’initiative. Celui-ci prévoit, comme l’exige le nouvel article constitutionnel, de limiter l’immigration. Des contingents entreront à nouveau en vigueur à partir de février 2017.
Toutes les autorisations de séjour de plus de quatre mois, même celles qui touchent les frontaliers, seront concernées. La taille des contingents devra être décidée chaque année par le Conseil fédéral. Il s’appuiera pour cela sur les besoins des cantons, mais il prendra également en compte les recommandations d’un groupe d’experts. Le Conseil fédéral renonce à fixer un objectif chiffré.
Le gouvernement refuse également de limiter le regroupement familial. Dans le domaine de l’asile, il veut rendre le nouvel article constitutionnel compatible avec les dispositions impératives du droit international.
Comme une limitation de l’immigration n’est pas compatible avec la liberté de mouvement prévue par l’accord de libre-circulation signé avec l’UE, le Conseil fédéral veut le renégocier. C’est d’ailleurs ce que prescrit le nouvel article constitutionnel. Un mandat de négociation devra être présenté d’ici l’automne. Un projet de loi pour mettre en œuvre les pistes évoquées sera présenté d’ici la fin de l’année.
Source: ATS
(Traduction de l’allemand: Samuel Jaberg)
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.