«La Suisse rend service à l’UE en exigeant de participer aux décisions»
La politique européenne de la Suisse a déjà fait l’objet de nombreux diagnostics. Le journaliste allemand Steffen Klatt présente le sien dans un nouveau livre. Son point de vue n’est pas trop réconfortant, mais il est rafraîchissant. L’ouvrage s’intitule «Blind im Wandel. Ein Nationalstaat in der Sackgasse» (Aveugle en plein changement. Un État national dans l’impasse). swissinfo.ch a rencontré son auteur.
swissinfo.ch: Suisse est à nouveau en négociation avec Bruxelles. Avons-nous besoin de cet accord-cadre?
Steffen Klatt: La Suisse est dans une impasse, que l’accord-cadre aboutisse ou non. Elle ne veut pas faire partie de l’Union européenne (UE), mais veut participer au marché unique. C’est pourquoi elle est contrainte de reprendre les règles de ce marché sans pouvoir s’asseoir à la table où elles sont élaborées.
Le problème existe depuis trente ans. Lorsque l’ancien président de la Commission européenne Jacques Delors avait proposé la création de l’Espace économique européen (EEE) en 1989, il avait envisagé que les pays de l’EEE puissent participer à la définition des règles. La Suisse avait abordé les négociations sur l’EEE bien décidée à décrocher ce droit. Elle ne l’a pas obtenu. L’UE a beaucoup évolué depuis, mais la situation de la Suisse est restée la même.
1992 a marqué un tournant. Le non à l’EEE a conduit à la voie bilatérale. 2014 a vu l’acceptation de l’initiative sur l’immigration massive. Votre livre paraît en 2018. Pourquoi maintenant?
L’initiative sur l’immigration de masse a mis en évidence un problème fondamental de la démocratie suisse. En réalité, le 9 février 2014, le peuple suisse a dit qu’il ne voulait plus de ces accords bilatéraux qu’il avait auparavant approuvés à cinq reprises. Le problème a donc pris une tout autre dimension.
Le Conseil fédéral et le Parlement avaient fidèlement mis en œuvre les cinq décisions positives du souverain et elles avaient été traduites dans toute une série de lois et d’ordonnances. Et tout à coup, le peuple change d’avis. Si on avait pris ce vote au pied de la lettre, il aurait fallu dénoncer les accords bilatéraux. Évidemment, le Parlement a finalement trouvé une solution juridique astucieuse. Mais le problème fondamental reste entier.
Outre l’initiative sur l’immigration de masse, il existe toute une série de thèmes récurrents de politique européenne qui provoquent tous les deux mois une crise apparente ou réelle. La règle des huit jours en est le dernier exemple, mais il y a déjà eu la fin du secret bancaire, la force du franc ou l’économie énergétique, cette poule aux œufs d’or qui est en train de virer mendiante. Cette accumulation d’éléments dysfonctionnels dans l’économie et la politique est très frappante. Quelqu’un devrait écrire un livre là-dessus.
La contradiction est manifeste dans le cas de l’initiative sur l’immigration de masse – la mise en œuvre diverge sérieusement du texte original.
Cela signifie qu’aujourd’hui déjà, le peuple n’est plus souverain et que la démocratie directe ne tient pas ses promesses et ne permet plus aux citoyens de participer aux décisions. La démocratie directe ne leur garantit plus aujourd’hui de droit de participation démocratique conséquent. Nous sommes en fait dans une démocratie participative où les partis peuvent en dernier ressort se bloquer les uns les autres. Où, lorsqu’ils ont échoué au Parlement, ils peuvent encore chercher à prendre leur revanche dans l’urne.
Les faits vous donnent peut-être raison – mais la démocratie directe est garantie par des droits populaires contraignants. Personne n’ose y toucher en Suisse.
Ces droits populaires viennent d’une époque où l’État décidait encore de manière autonome des règles, en nombre restreint, qu’il devait fixer. Aujourd’hui, ces règles viennent de Bruxelles. C’est pourquoi, il nous faut réadapter la démocratie directe et dire que, nous, le peuple, nous voulons prendre les décisions fondamentales. Leur conversion sous forme de loi peut ensuite être confiée sans problème au Parlement et à l’administration.
Un exemple: la votation sur la révision de l’AVS était si complexe que la gauche elle-même était divisée et ne savait plus s’il fallait l’accepter ou la rejeter. Mais les questions fondamentales n’ont jamais été discutées: sommes-nous prêts à travailler plus longtemps, à payer davantage d’impôts ou au contraire acceptons-nous que nos rentes soient réduites au moment de notre retraite? Passer plusieurs fois cinq ans à élaborer des révisions de l’AVS qui finalement échouent pour une virgule, c’est de l’inefficacité politique, rien d’autre.
Vous parlez d’une démocratie où le peuple donne les impulsions et les grandes orientations en plein milieu du processus politique. Pouvez-vous l’expliquer?
Aujourd’hui, nous pouvons intervenir en lançant le processus par l’initiative ou à la fin par le référendum. Mais nous ne pouvons pas intervenir quand il bat son plein, à savoir au moment où les décisions les plus importantes sont prises. Aussi longtemps que nous croyons que nous avons réellement un droit de participation, tout va bien. Mais si nous n’y croyons plus – par exemple, une grande partie des électeurs de l’UDC n’y croient plus – nous avons un problème.
Tout cela serait selon vous le symptôme d’un problème plus important que vous nommez le déclin du «capitalisme helvétique». Qu’entendez-vous par là?
L’État fédéral qu’est la Suisse a la particularité d’avoir été créé à l’époque de la naissance du capitalisme et au moment où la société industrielle se mettait en place. Cet État fédéral originel n’était en fait qu’une grande coalition constituée d’une part d’artisans et de commerçants – les démocrates – et d’autre part d’industriels tels qu’Alfred Escher. Dit de manière extrêmement simplifiée, ce compromis fondamental fonctionnait ainsi: les industriels obtenaient un État fédéral et pouvaient ainsi régler leurs relations commerciales avec l’étranger. Les commerçants, les artisans et les petits entrepreneurs déterminaient ce qui se passait dans les cantons.
L’État fédéral suisse n’a jamais rien été d’autre que l’organe politique des grandes entreprises suisses, une sorte d’economiesuisse plus performante. Cet arrangement explique également pourquoi la prospérité est si bien partagée en Suisse, donc pourquoi nous avons tous des salaires relativement élevés. Dans ce pays, la répartition n’a pas lieu après coup, mais toutes les composantes de la société sont au contraire impliquées dans la génération de la richesse. Ce «New Deal» à la Suisse a fonctionné aussi longtemps que la Suisse pouvait formuler ses propres règles. Mais le système s’est effondré au moment où cela n’a plus été possible.
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Ce phénomène ne touche pas seulement la Suisse. La France poursuit une politique industrielle active et, en Allemagne, la Basse-Saxe a des participations dans Volkswagen.
Vous avez évidemment parfaitement raison. Les autres systèmes politiques cherchent eux aussi à servir leur clientèle politique. Mais nous voyons très bien que cela ne fonctionne plus non plus chez eux. Avant le marché unique, le scandale du diesel aurait connu un tout autre cours. Aujourd’hui, Berlin n’est plus en mesure de défendre VW alors qu’en 2008 le gouvernement suisse avait encore réussi à sauver UBS. Les États membres de l’UE ont été contraints de s’adapter à la nouvelle situation. La Suisse est parvenue longtemps à s’en préserver, mais elle en paie maintenant le prix.
Vous dites dans votre livre que la Suisse est désemparée face à l’Europe. Des partis, du Conseil fédéral ou du Parlement, qui l’est le plus?
L’un après l’autre, tous les partis s’y sont brûlé les doigts. J’ai l’impression que même l’UDC est très prudente sur le sujet et ne souhaite pas vraiment l’emporter en ce domaine. Ce qui manque, c’est tout simplement le courage politique d’exiger de participer aux décisions dans les domaines qui nous concernent. Les conseillers fédéraux René Felber et Jean-Pascal Delamuraz ont encore cherché à obtenir ce droit, comme le secrétaire d’État Franz Blankart.
Le secrétaire d’État actuel ne le fait plus. C’est faux. Obtenir gain de cause est une autre question, mais il faut l’exiger. Et Schengen montre qu’il est possible d’atteindre beaucoup. Participer aux décisions signifie cependant aussi que des parlementaires suisses doivent être présents au Parlement européen quand il examine des directives qui doivent ensuite entrer dans le droit suisse. Lorsque j’ai formulé cette idée pour la première fois, elle était marginale.
Mais entretemps, des voix le demandent aussi dans l’UE. Il faudra bien inclure la Grande-Bretagne et il en va de même pour des pays tels que l’Ukraine qui veulent participer au marché unique, mais ne peuvent pas ou ne veulent pas être intégrés au niveau politique. Donc, lorsque la Suisse exige ce que Jacques Delors avait promis il y a trente ans, elle rend en fait service à l’Union européenne.
Quand nous parlons de participation aux décisions, je dois penser à l’éditeur de la Weltwoche, le conseiller national UDC Roger Köppel. Il a une fois affirmé que le droit de participer aux décisions dans l’UE ne renforcerait pas la souveraineté de la Suisse, mais celle du Conseil fédéral. Qu’en pensez-vous?
Il a raison sur le fonds – de nombreux gouvernements ont pu asseoir leur pouvoir par le biais de Bruxelles. Mais il y a un an et demi, la région belge de Wallonie est parvenue à bloquer la ratification du traité de libre-échange entre l’UE et le Canada. Pourquoi? Parce que le droit belge exige que toutes les régions ratifient un tel traité. Le gouvernement danois doit pour sa part consulter la commission des affaires européennes avant de prendre des engagements.
Les refus populaires ne sont donc rien de nouveau pour l’UE. Mais elle n’accepterait pas qu’un nouveau membre puisse bloquer un quelconque accord européen. En revanche, elle acceptera qu’il soit appliqué différemment au niveau national, il y a là suffisamment de marge de manœuvre pour les droits populaires.
La Suisse est pourtant bien plus démocratique que l’UE!
Autrefois, le Parlement européen était une farce. Aujourd’hui, c’est une assemblée démocratique normale. Il a certes moins de compétences que le Bundestag allemand, mais il en a davantage que l’Assemblée nationale en France. Et la démocratisation de l’UE n’est pas terminée.
Quand on voit tous les problèmes qu’il y a dans l’UE, pourquoi voudrait-on y adhérer?
Je ne crois pas que la Suisse doive nécessairement rejoindre l’UE. Mais il ne faut pas non plus dire que l’UE est en crise chaque fois qu’un problème y est âprement discuté. Le débat politique est également dur en Suisse et les controverses sont fréquentes. Mais personne n’en conclut que la Suisse est en train de se décomposer.
Il nous faut maintenant donner une base démocratique à notre relation avec l’UE. Le marché unique n’y est pas remis en question et lui seul est intéressant pour la Suisse actuelle. Nous devrions en faire partie et avoir le droit de participer aux décisions.
Que pensez-vous de cette idée: la Suisse reconnaît la compétence de la Cour européenne de justice et obtient en retour un siège au Conseil des ministres de l’UE?
On pourrait aussi se soumettre à la juridiction de la Cour de justice de l’Association européenne de libre-échange (AELE) qui était présidée il y a peu encore par le Suisse Carl Baudenbacher et qui est d’ailleurs une invention suisse. Avec un ou deux Suisses dans le collègue de juges, ce serait le tribunal idéal.
Pourquoi personne ne parle de cette solution?
Un an avant les élections fédérales, le pense qu’aucun parti ne croit pouvoir se couvrir de lauriers avec une idée de ce genre. Mais si la Suisse ne l’exige pas, qui le fera? La Grande-Bretagne sera encore trop occupée par elle-même pendant des années. La Norvège s’est accommodée de la situation actuelle et n’est d’ailleurs pas une démocratie aussi directe que la Suisse. Nous sommes bien mieux placés pour l’exiger.
En tant qu’Allemand vivant depuis vingt ans en Suisse, pensez-vous que la Suisse réformera plutôt sa démocratie directe ou qu’elle adhérera à l’UE?
Je ne crois pas que la Suisse adhérera à l’UE. Et celle-ci ne restera pas longtemps une entité uniforme de 28 membres – et bientôt 27. Des différences vont s’instaurer à l’intérieur et donc également face à l’extérieur. Une adhésion en bonne et due forme ne sera donc plus nécessaire à l’avenir. Mais il nous faudra encore voter souvent pour dire dans quels domaines nous voulons nous intégrer et à quel point. Et la Suisse a certainement un avenir comme laboratoire politique pour de nouveaux modèles démocratiques.
Je résume: nos problèmes avec l’UE sont sérieux, mais nous avons le potentiel pour trouver des solutions constructives. La nervosité autour de l’accord-cadre institutionnel est-elle donc justifiée?
Pour l’essentiel, cet accord-cadre entérinerait ce que la Suisse fait déjà à l’heure actuelle, à savoir reprendre le droit européen. Il pourrait calmer le jeu en matière de politique européenne, mais ne résoudra pas le problème fondamental. En tant que pays démocratique, la Suisse ne peut pas se permettre de reprendre de l’étranger une part essentielle de sa législation – le droit économique. Sinon, le marché unique risque de devenir une zone d’exclusion de la démocratie aux yeux des Suisses.
(Traduction de l’allemand: Olivier Huether)
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