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Quand les «anciens» migrants tendent la main aux «nouveaux»

La mission catholique italienne de Berne a lancé un projet de solidarité en faveur de la communauté catholique érythréenne en Suisse. Objectif: récolter des fonds pour permettre à de jeunes réfugiés de vivre leur foi. Ester Unterfinger/swissinfo.ch

Après avoir connu des moments difficiles et souffert de racisme, les Italiens en Suisse sont aujourd’hui cités comme un modèle d’intégration. Une expérience dont la Mission catholique italienne de Berne veut faire profiter les nouveaux migrants. Et quoi de mieux qu’une fête pour le faire, avec la communauté érythréenne comme invitée d’honneur?

Des parfums de terres lointaines nous assaillent à peine le pas de porte franchi. Il est peu avant midi, et dans la cuisine de la Mission catholique italienne de Berne, un groupe de jeunes est en pleins préparatifs. Ce soir, il y aura plus de 100 estomacs à rassasier, et il n’y a pas de temps à perdre.

Les Italiens représentent la plus grande communauté étrangère en Suisse: ils étaient plus de 318’000 à fin 2016, dont 21’000 environ résidant dans le canton de Berne. La diaspora érythréenne en Suisse compte en revanche quelque 38’000 membres. Environ 6’500 d’entre eux sont catholiques, alors que la majorité est de croyance orthodoxe.

«Nous sommes en train de préparer le zighinì, un plat typique érythréen à base d’émincé et d’injera», racconte Mariam*, alors qu’elle coupe des oignons en essuyant quelques larmes. Un peu plus loin, Fatimah remue la sauce: «Nous avons ajouté une pointe de piment et de coriandre, mais pas trop… Les Italiens ne sont pas habitués à nos saveurs, et nous ne voulons pas les effrayer.»

Fatimah éclate de rire, puis met une main devant sa bouche et baisse le regard, gênée. Elle a à peine plus de 20 ans, de longues tresses, et derrière elle sa fuite de l’Erythrée. Comme d’ailleurs tous les autres «cuisiniers», qui nous demandent à l’unanimité de ne pas révéler leurs noms. Ils ne veulent pas parler de la situation en Erythrée «parce qu’aujourd’hui est un jour de fête, et il n’y a pas de place pour la colère ou la tristesse.»


En ce samedi d’hiver, l’imposant édifice de la Mission accueille de fait une fête interculturelle qui réunit des catholiques italiens et érythréens. Deux communautés qui ont en commun pas seulement leur foi et un passé migratoire, mais aussi des bribes de culture, comme l’amour pour le café, qui remonte aux temps de la colonisation.

C’est Antonio Grasso, le prêtre qui a repris la direction de la Mission catholique italienne de Berne il y a un an et demi, qui en a eu l’idée. «Notre institution a été un point de repère important pour les travailleurs italiens en Suisse, surtout à l’époque des saisonniers. Nous continuons aujourd’hui encore à aider les compatriotes qui viennent frapper à notre porte pour demander de l’argent ou des conseils, mais nous pouvons et devons faire plus. D’accueillie, notre communauté doit devenir accueillante. Et qui devons-nous accueillir si ce n’est les réfugiés?»

La Mission a ainsi décidé de lancer un projet de solidarité en faveur de la communauté érythréenne, et en particulier celle de confession catholique qui en Suisse compte quelque 6500 membres. Objectif: favoriser leur intégration et recueillir des fonds pour les tâches pastorales. Acheter des livres de culte en tigrinya ou trouver des lieux où pouvoir célébrer la messe n’est pas toujours facile pour cette communauté, qui à la différence de celle italienne ou portugaise n’est pas encore reconnue officiellement et ne reçoit donc aucun soutien financier de la part des cantons. «Je suis le seul prêtre érythréen en Suisse, et je dois donc me déplacer d’un endroit à l’autre du pays pour rencontrer mes fidèles qui, souvent, n’ont pas les moyens financiers pour voyager», explique le prêtre Mussie Zerai, surnommé aussi l’ange des réfugiés. «La foi est un aspect très important dans la vie de ces jeunes et représente une médecine pour leurs cicatrices.»

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Il est déjà tard dans l’après-midi. Au salon du premier étage, les volontaires de la Mission catholique préparent les tables pour le souper. Né en Suisse d’immigrés italiens, Antonio Grasso fait partie du groupe de soutien aux réfugiés. «Nous avons organisé différentes activités, comme par exemple un tournoi de football et une récolte de vêtements. D’une certaine manière, je sens qu’il est de mon devoir de donner un coup de main à ces personnes, car je sais que pour nous aussi, Italiens, il n’a pas été facile de s’intégrer en Suisse», explique cet homme de 48 ans. Et son ami d’enfance Bruno d’ajouter: «Et puis nous latins, nous sommes peut-être plus ouverts à l’accueil que les Suisses alémaniques, ou tout au moins plus chaleureux.»

L’expérience de celui qui fuit une dictature ou émigre pour des raisons économiques n’est certes pas comparables, mais il y a en Suisse de petits et grands obstacles à l’intégration que de nombreux étrangers partagent, à commencer par la langue.

Petros*, jeune Erythréen arrivé à Berne il y a un an, en sait quelque chose. «C’est tellement difficile. A l’école, nous apprenons le ‘bon allemand’, mais ensuite dans la rue, les gens parlent le dialecte, et je ne comprends rien», raconte-t-il dans un allemand teinté de tigrinya. «Parfois, nous avons l’impression qu’ici, les personnes sont plus fermées», renchérit Yusef, 23 ans. «Chez nous, il y a toujours du café prêt à la maison, au cas où quelqu’un passerait nous rendre visite.» Quand nous demandons de quoi ces deux jeunes hommes auraient le plus besoin, ils répondent sans hésitation: «D’un travail! Rester à ne rien faire est une souffrance pour nous. On n’arrête pas de penser à notre famille, à l’Erythrée, et à tant d’autres choses…»

Yusef et Petros courent se changer. Sur la scène du salon au premier étage, les jeunes Erythréens sont en train de répéter avec le chœur. Ce soir, ils se produiront devant tout le monde, et l’émotion est déjà palpable.

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A sept heures sonnantes, le souper est servi. Au menu, lasagnes aux légumes, préparées avec soin par les femmes de la Mission, et zighinì. Les jeunes Erythréens sont répartis entre les différentes tables. Les gens bavardent de manière désinvolte, en observant, curieux, les nouveaux visages.

«On devrait faire plus souvent ce genre de choses», nous dit Claudia avec une fougue toute méditerranéenne. Elle ne sait pas grand-chose de la situation en Erythrée, et c’est aussi pour cette raison qu’elle a décidé de venir; outre le fait qu’elle est une bonne vivante.

Claudia est arrivée à l’âge de 14 ans de la région du Salento. «C’était le 22 février 1962. Je me le rappelle encore parce que je n’avais jamais vu la neige. Les premières années, les Suisses ne supportaient pas les Italiens. Pour eux, nous n’étions que des bras. Je comprends donc la souffrance que peuvent vivre aujourd’hui ces jeunes, même si nous, nous avons toujours dû nous débrouiller seuls.» Claudia se mord une lèvre, et poursuit: «Moi, ça fait 55 ans que je dis seulement ‘ja, ja, ja’ (‘oui, oui, oui’). Depuis que nous sommes enfants, on nous a appris qu’il fallait répondre ainsi, que nous ne pouvions rien exiger.»

Le souvenir des difficultés rencontrées ces années-là et la fierté d’avoir malgré tout réussi sont encore très présents chez les immigrés italiens de première génération. Et parfois, il n’est pas toujours facile pour eux de surmonter la méfiance envers les autres.

«Il y a toujours ceux qui disent: pourquoi les aider, qui sont-ils?», admet le père Antonio Grasso. «Surtout parce que le climat politique en Suisse n’est pas vraiment favorable aux Erythréens. Les diverses activités que nous avons organisées servent justement à sensibiliser notre communauté. Mais cela prend du temps. Il est plus difficile de raisonner par soi-même et de faire ses propres expériences.»

Alors que dehors, la nuit est tombée, sur la scène Italiens et Erythréens dansent ensemble. Après le concert du chœur, c’est au tour de la tarentelle. On sautille, on rit, on se tient bras dessus bras dessous, transportés par les rythmes de l’Italie du sud. Peu importe si ce ne sont pas les bons pas de danse, dit le prêtre en plaisantant. «Que cette danse nous serve d’exemple: celui qui accepte le risque de la rencontre avec l’autre doit aussi accepter que quelque chose en lui change. Mais il en sortira sûrement enrichi.»


(Traduction de l’italien: Barbara Knopf)

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