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Une vieille utopie refait surface en Suisse

Daniel Haeni, Ursula Piffaretti, Christian Mueller et Oswald Sigg (de dr. à g.) du comité d'initiative présentant leur projet. Keystone

Il s’agit probablement de l’une des initiatives politiques les plus insolites de ces dernières années. Les partisans d'un revenu de base inconditionnel affirment avoir déjà récolté suffisamment de signatures pour que leur projet soit soumis au vote populaire.

«Rien que des bêtises», grommelle un homme d’âge mûr, à l’entrée de la gare de Bâle en ce jour de fin mai, en réponse à l’invitation d’un jeune militant à signer l’initiative lancée par un groupe de personnes indépendantes de toute organisation politique majeure.

Dans leur texte de présentation, les initiants déclarent qu’il est temps de tenir un large débat public sur la valeur du travail dans la société, sur l’écart qui ne cesse de se creuser entre riches et pauvres et, en particulier, sur un revenu mensuel de 2500 francs pour chaque résident légal en Suisse. Objectif: donner à chacun le droit à l’autodétermination et à une vie meilleure.

Bien que ce passant ne soit de loin pas le seul à réagir négativement et à le faire savoir, il fait partie de la minorité, ce samedi matin. Quelques instants plus tard, le même militant est plongé dans un débat animé avec un enseignant retraité sur la valeur du travail, sur la nécessité pour la jeune génération de se battre pour obtenir travail et formation. Finalement, le citoyen grisonnant ne signera pas l’initiative. «Cela semble une bonne idée, mais je ne crois pas qu’elle soit applicable», explique-t-il.

Le jeune militant ne semble pas se décourager pour autant. Il fait partie d’un groupe de cinq personnes qui semblent prendre plaisir à discuter ouvertement. Et leurs efforts sont récompensés: après avoir exprimé un certain scepticisme, un soldat de 22 ans finit par signer. En partance pour le week-end, il pèse le pour et le contre du texte, hochant lentement de la tête. Puis il se décide et se prononce sur les avantages et les inconvénients de l’initiative. «C’est bien de discuter autour de l’idée», estime-t-il, ajoutant que les initiants devraient éviter de faire un lien entre les notions de prestation sociale et de charité, qui pourrait faire peur à d’éventuels partisans.

Des signatures sont récoltées pour l’introduction d’un revenu individuel et inconditionnel d’existence (revenu de base) pour chaque résident légal en Suisse. Il permettrait à toute la population «de vivre un tant soit peu décemment et de participer à la vie publique».

Remontant au Moyen Âge avec l’humaniste et philosophe social anglais Thomas More, l’idée n’a cessé de se développer au cours des siècles.

Au XXème siècle, le philosophe français André Gorz s’est avéré un partisan enthousiaste du revenu garanti pour le citoyen.

Des efforts dans ce sens ont été lancés dans divers pays (Brésil, Cuba, Mongolie) ainsi que dans les 27 membres de l’UE. En Suisse, le mouvement a démarré en 2006. Lancée en avril 2013, l’initiative sera déposée en octobre.

Humanisme contre certitudes

Les promoteurs de l’initiative ont des motivations idéalistes qui pourraient briser un tabou dans une société qui se définit en grande partie par le travail et l’argent.

Mark Balsiger, chercheur en sciences politiques et expert en relations publiques, indique que la campagne a retenu toute son attention, surtout lors de son lancement. Il se dit étonné de voir le nombre important de signatures récoltées par le texte, en dépit du fait que les personnalités citées comme «amies» officielles ne semblent pas suffisamment en vue pour mobiliser les citoyens en-dehors du cercle étroit de personnes défendant des idéaux humanistes.

Mais Mark Balsiger ajoute que le travail bénévole de sensibilisation mené dans la rue a une note sympathique et que le site Internet a l’air professionnel, ce qui compense un budget vraisemblablement limité.

Pour sa part, l’expert en politique Michael Hermann qualifie l’initiative de «tentative de remettre en question des certitudes au niveau politique et philosophique».

Il estime qu’il y a peu de chances pour qu’un sujet si difficile «provoque un scandale», contrairement à d’autres initiatives, comme les propositions sur la suppression de l’armée suisse, l’enfermement à vie des pédophiles ou la protection de l’environnement.

«Le texte semble viser principalement à ouvrir une large discussion. C’est pourquoi la campagne est peut-être l’étape la plus importante», commente Michael Hermann. Et d’ajouter que c’est tout-à-fait légitime, mais que cela comporte le risque de voir la question enterrée pendant longtemps au niveau politique. Car le texte a peu de chances dans les urnes, selon lui.

Une tâche ingrate

Plus tard le même jour, cette fois devant la gare de la ville fédérale de Berne: une femme d’âge moyen s’empare d’un dossier de signatures et rejoint spontanément les militants. Certains d’entre eux semblent cependant un peu fatigués. «C’est agaçant de voir si peu de gens qui veulent discuter», regrette Dani Häni, partisan inconditionnel du revenu de base.

Comme pour contredire cette déclaration, une femme dans la quarantaine s’approche. Elle signe sans hésitation. En fait, elle est spécialiste en sciences sociales et explique qu’elle est favorable à l’ouverture d’un débat, parce que la politique sociale actuelle est entachée de méfiance, selon ses termes.

Diverses initiatives ont marqué l’agenda politique suisse au cours des dernières années.

Une proposition de la gauche et des syndicats pour l’introduction d’un salaire minimum au niveau national a été soutenue par suffisamment de citoyens pour parvenir bientôt devant le Parlement. Une votation nationale pourrait avoir lieu l’année prochaine au plus tôt.

Un scrutin devrait probablement avoir lieu cette année encore sur une proposition de limiter le niveau des salaires des top managers à 12 fois le salaire le plus bas dans la même entreprise.

Au début de l’année, les électeurs suisses ont bouleversé les urnes ont approuvant une proposition d’augmenter les droits des actionnaires sur les salaires des hauts dirigeants.

Opposition patronale

Jusqu’ici, l’initiative a trouvé très peu de soutien dans les milieux d’affaires et chez les économistes, à quelques notables exceptions près. Dans un texte de 11 pages publié en octobre dernier, Economiesuisse avertit que, s’il devait être approuvé, le texte pourrait nuire à la concurrence.

La fédération des entreprises suisses rejette tant la proposition d’augmenter la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour financer le projet que l’affirmation selon laquelle le revenu de base permettrait d’alléger le système de sécurité sociale.

Les adversaires affirment aussi que le projet coûterait près de 140 milliards de francs par an, à financer par une TVA qui augmenterait à plus de 50%. «Aussi simple et attrayante que cette vision puisse paraître, elle est malheureusement trop belle pour être vraie, conclut le texte. L’eldorado reste un mythe et les exigences des initiants ne font malheureusement que construire des utopies qui se transformeront en gouffre pour notre pays.»

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«On retombe sur terre»

Rudolf Strahm, ancien Monsieur Prix, estime que l’idée d’un salaire minimum est séduisante au premier abord, «mais on retombe sur terre quand on réalise que, concrètement, les gens seraient entretenus à vie par l’Etat comme des retraités professionnels».

Cet ancien parlementaire socialiste dit apprécier l’image idéaliste de l’humanité promue par les initiants. Pour lui, le concept de l’initiative et les questions sociales qu’elle soulève devraient être pris au sérieux. «Mais la réponse à ces questions n’a pas été pensée jusqu’au bout.»

«Les utopies et les visions ne doivent pas répondre à toutes les questions techniques, certes. Mais, dans sa confrontation avec la réalité, une utopie doit aussi répondre à des questions fondamentales», ajoute M. Strahm.

Les initiants ne sont pas sourds à la critique. Mais l’un des plus en vue d’entre eux, le porte-parole à la retraite du gouvernement Oswald Sigg, est convaincu que cela vaut la peine de se battre pour une société et une distribution des revenus plus justes, même s’il peut sembler impossible de remporter une majorité des suffrages. Et de conclure que «la Suisse est le seul pays au monde où on peut voter sur une idée utopique».

Le texte avait récolté plus de 110’000 signatures à la fin de mai. Reste encore quatre mois pour mener campagne.

(Adaptation de l’anglais: Isabelle Eichenberger)

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