Facture salée pour l’abandon du nucléaire: demande justifiée ou coup de bluff?
Les exploitants des centrales nucléaires suisses ont annoncé leurs prétentions à des dédommagements de plusieurs milliards de francs en cas de fermeture anticipée de leurs installations, comme la demande l’initiative populaire soumise au vote le 27 novembre. Ces prétentions des géants de l’énergie sont-elles justifiées?
«Les entreprises électriques présentent la facture». Le titre d’un récent article du quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung (NZZ) pose bien les termes du débat actuel en vue de la votationLien externe du 27 novembre sur la sortie programmée du nucléaire. Décider si la durée de vie des centrales du pays doit être limitée à 45 ans, comme le demande l’initiative des Verts n’est (plus) seulement une question de sécurité des installations, d’approvisionnement en énergie ou d’émissions de CO2. Selon les grands groupes énergétiques, c’est aussi, et surtout, une question d’argent.
«Nous avons investi pour une durée de vie de 60 ans. Si les centrales nucléaires s’arrêtent après 45 ans pour des raisons politiques, nous allons perdre des recettes», a prévenu Andrew Walo, administrateur délégué d’Axpo, le groupe qui possède les centrales de Beznau I et II et qui détient des participations dans celles de Leibstadt (39,1%) et de Gösgen (40%), dans une interview au journal dominical NZZ am Sonntag. Et d’annoncer qu’en cas d’arrêt prématuré, Axpo est prêt à demander une indemnité de 4,1 milliards de francs.
Quelques jours plus tard, Alpiq, actionnaire de Gösgen (40%) et de Leibstadt (32,4%) a communiqué qu’il pourrait de son côté demander à la Confédération une indemnité pour pertes de 2,5 milliards.
En plus de la perte de revenus, Axpo et Alpiq soulignent que les investissements déjà effectués risquent de ne pas être amortis. Axpo indique par exemple avoir dépensé 2,5 milliards pour la sécurité de Beznau, dont 700 millions dans les dernières années. Dans le communiqué d’Alpiq, on peut lire en outre que «les versements dans les fondsLien externe destinés au financement de la désaffectation et de la gestion des déchets radioactifs augmenteront nettement au vu de la réduction de la durée d’exploitation».
«Les exploitants ont effectué de gros investissements pour satisfaire aux normes de sécurité imposées par la loi. En cas de oui [à l’initiative], ces coûts ne seront pas amortis, et c’est donc à la Confédération de payer», a répété au quotidien vaudois 24 heures, Albert Rösti, président du groupe pro-nucléaire Action pour une politique énergétique raisonnable (AVESLien externe), et également président de l’UDC (droite conservatrice), le premier parti à la Chambre basse du parlement fédéral.
Renoncer à l’atome, ça coûte combien?
Le coût de l’abandon du nucléaire en Suisse se chiffre en milliards de francs. Aux dédommagements que réclament les exploitants des centrales s’ajouteront les frais de mise hors service et de démantèlement des installations, y compris le stockage intermédiaire des déchets ZWILAGLien externe, puis le stockage définitif (pour lequel aucune solution n’existe encore). Selon les dernières estimations officielles, réalisées en 2011, la facture serait de 20,6 milliards, mais les anti-nucléaires contestent ce chiffre et avancent qu’il pourrait finalement être cinq fois plus élevé.
En principe, ce sera aux propriétaires des centrales de financer entièrement la phase de démantèlement et de stockage. A cette fin, ils doivent constituer des réserves et alimenter deux fonds spéciauxLien externe.
Si ces fonds ne suffisent pas, la loi prévoit qu’il revient aux propriétaires des centrales de verser la différence. S’applique ici le principe de la responsabilité conjointe et solidaire des exploitants: en cas d’insolvabilité de l’un d’eux, c’est aux autres de se partager les frais. Et si cela ne suffit pas, il appartiendra au parlement de décider si et dans quelle mesure l’Etat doit intervenir.
Le «bluff» d’une industrie en difficultés
«Axpo bluffe», juge la Fondation suisse pour l’énergie (SES), qui estime que cette demande d’indemnisation «n’aurait pratiquement aucune chance devant un tribunal». Motif: avec Beznau, la plus vieille centrale nucléaire du monde, Axpo ne gagne pas d’argent, «ni aujourd’hui, ni dans un avenir prévisible», écrit la SES dans un communiquéLien externe.
Le député socialiste Roger Nordmann, président de SwissolarLien externe, pense lui aussi que les exploitants de centrales n’ont aucune possibilité n’obtenir le moindre dédommagement. Ils devraient en effet prouver qu’ils ont subi un préjudice financier, ce qui serait très difficile au vu de la situation économique précaire du secteur nucléaire.
Selon Kaspar Müller, expert indépendant des marchés financiers et ancien président de la Fondation Ethos pour le développement durable, l’industrie de l’atome traverse actuellement d’énormes difficultés à cause de la baisse du prix de l’électricité. Selon ses calculs, les coûts de production sont de 8,5 centimes le kilowattheure à Beznau, de 5,6 à Leibstadt et de 4,6 à Gösgen. Des chiffres bien supérieurs au prix de vente sur le marché, qui est d’environ 3,5 centimes par kilowattheure, soit 4 à 5 fois moins qu’il y a une dizaine d’années.
Milliards ou millions?
Directeur du développement au Centre de l’énergieLien externe de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, François Vuille estime par contre que les demandes des géants de l’électricité sont légitimes. Diminuer la durée de vie des installations à 45 ans signifierait changer les règles du jeu, a-t-il expliqué à la radio publique romande RTS. Au moment d’accorder l’autorisation d’exploiter l’énergie nucléaire, a-t-il rappelé, il avait été dit que les centrales pourraient tourner tant qu’elles seraient considérées comme sûres.
En 2012, l’Office fédéral de la Justice avait également conclu qu’un abandon anticipé du nucléaire qui serait motivé par des raisons autres que celles liées à la sécurité «constituerait une violation du droit de propriété des exploitants et des propriétaires des centrales».
Affirmer que les exploitants n’ont pas droit à des dédommagements uniquement parce qu’ils perdent de l’argent n’est pas un argument valable, estime François Vuille. L’expert se dit par contre surpris du montant, compte tenu également du fait que le gouvernement suisse avait d’abord parlé de quelques centaines de millions de francs par centrale. «Je ne sais pas comment ils arrivent à de tels chiffres. Axpo se base probablement sur des hypothèses extrêmement optimistes quant à la durée de vie de ses centrales et sur le fait que le réacteur I de Beznau, arrêté depuis 2015, pourrait redémarrer», note François Vuille.
Axpo pour sa part indique baser ses calculs sur une projection de l’Office fédéral de l’Energie (OFEN), selon laquelle les prix de l’électricité devraient remonter. «Les estimations de ce genre sont très difficiles à établir dans les conditions actuelles du marché et doivent être interprétées avec prudence», a toutefois tempéré Marianne Zünd, porte-parole de l’OFEN, indiquant que les prix devraient effectivement remonter, mais seulement dans 10 ou 15 ans.
Jusqu’ici, il y a eu deux cas d’indemnisation en Suisse pour des centrales nucléaires. La Confédération a versé 350 millions de francs aux promoteurs du site de Kaiseraugst, dans le canton d’Argovie, pour les investissements déjà consentis. Le projet, approuvé en 1985, avait été abandonné après l’accident de Tchernobyl. En 1996, l’Etat a également dû payer 227 millions pour n’avoir pas accordé d’autorisation aux promoteurs d’un projet de centrale à Graben, dans le canton de Berne.
En Allemagne aussi, les entreprises demandent des dédommagements
Le gouvernement de Berlin ayant décidé de sortir du nucléaire après Fukushima, les exploitants des centrales réclament des indemnités pour la durée de vie écourtée de leurs installations. En tout, près de 30 plaintes des groupes E.ON, RWE, Vattenfall et EnBW occupent actuellement les tribunaux allemands.
Dans le plus important de ces cas toutefois, il ne s’agit actuellement qu’indirectement d’argent: Vattenfall, E.ON et RWE ont déposé plainte auprès de la Cour constitutionnelle contre l’obligation d’arrêter rapidement leurs centrales. Vu qu’elle ne prévoit pas de dédommagements, ils considèrent que la décision de 2011 n’est pas compatible avec le droit qui régit les expropriations. Huit centrales allemandes ont dû s’arrêter immédiatement après la catastrophe de Fukushima, tandis que les autres seront progressivement débranchées d’ici 2022.
Les juges annonceront leur verdict le 6 décembre. S’il est favorable aux trois géants de l’électricité, il ouvrira la voie à des actions civiles en dommages et intérêts de dizaines de milliards d’euros.
Les chances que cela se produise sont jugées bonnes. Certes, EnBW et E.ON ont déjà perdu deux fois en justice avec des demandes de dédommagement de respectivement 261 et 380 millions pour l’arrêt immédiat de deux centrales chacun, mais uniquement parce qu’ils n’avaient pas agi assez rapidement en 2011, de sorte que les décisions ont pu entrer en force. Les deux groupes fondent leurs espoirs sur un jugement précédent de la Cour constitutionnelle, qui a donné raison à RWE pour ses centrales de Biblis, dans le Land de Hesse. Le verdict se fondait notamment sur le fait que le groupe n’avait pas été consulté selon les règles.
Stephan Bader, Berlin
Selon vous, est-il légitime de réclamer des milliards de francs de dédommagement pour l’arrêt prématuré d’une activité qui se trouve dans les chiffres rouges? Votre avis nous intéresse.
(Traduction de l’italien: Marc-André Miserez)
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