Les Suisses n’ont pas peur des «juges étrangers»
Lourde défaite pour la droite conservatrice. Les Suisses ont massivement rejeté l’initiative de l’UDC sur l’autodétermination. La Constitution suisse ne primera pas sur le droit international.
La démocratie directe est l’un des piliers du système politique suisse. Les décisions prises par le peuple ne doivent cependant pas primer sur le droit international. C’est l’idée que soutient la majorité des citoyens qui ont participé aux votations fédérales de dimanche.
Le refus de l’initiative populaire «Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination)»Lien externe n’est pas une surprise. Le dernier sondage, publié début novembre, prévoyait un rejet du texte à 61% des voix. 66,3% des votants et tous les cantons l’auront finalement enterré; l’ampleur du rejet surprend.
La population ne veut pas de règles fixes pour résoudre les problèmes avec les accords internationaux, a déclaré devant les médias Simonetta Sommaruga, la ministre de Justice et Police. «Le Parlement, le gouvernement et les tribunaux devront continuer comme avant pour trouver des solutions au cas par cas», a-t-elle dit.
«Une mauvaise campagne»
Pour l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice), c’est une véritable baffe. Le parti n’a pas réussi à convaincre au-delà de sa base électorale.
«On ne gagne pas toujours. C’est difficile pour nous mais j’en prends acte», a réagi la députée genevoise et vice-présidente du parti Céline Amaudruz à la Radio Télévision Suisse (RTS). Elle a également pointé du doigt «la mauvaise campagne» menée par son parti. L’UDC avait opté pour une campagne étonnement sage, qui contrastait avec le style provocateur et accrocheur auquel elle a habitué la population.
La réaction de la députée UDC Céline Amaudruz à la RTS
#autodéterminationLien externe; "Ce sont des votations où les Suisses préfèrent faire confiance au Parlement", réaction de la vice-présidente de l'UDC Céline Amaudruz #CHvoteLien externe pic.twitter.com/QbAd1D8fb7Lien externe
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La droite conservatrice a dénoncé la campagne de ses adversaires dirigée contre l’UDC. «On a attaqué le messager et pas le message», a dénoncé Kevin Grangier, membre du comité pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN), sur les ondes de la RTS. Le conseiller national UDC Thomas Matter a lui déclaré, à la télévision alémanique SRF, que son parti s’attendait à un non. La campagne agressive des adversaires de l’initiative, soutenu par un budget «illimité», montrait depuis quelques mois que nous n’avions aucune chance, a-t-il analysé.
«Serons-nous, comme nos amis français, réduits à mettre un gilet jaune pour se faire entendre dans ce pays?»
Jean-Luc Addor
La député UDC Jean-Luc Addor a reconnu que le parti avait échouer à rassembler au-delà de son électorat: «Nous n’avons pas réussi à convaincre les Suisses que la question en jeu est de savoir si cela vaudra encore la peine pour eux d’aller voter, si le Parlement et le gouvernement vont continuer à faire comme ils veulent et si nous ne serons pas réduits, comme nos amis français, à mettre un gilet jaune pour se faire entendre dans ce pays.»
«Une initiative qui ne parlait pas au peuple»
Une large coalition de la société civile, dont de nombreuses ONG, s’était mobilisée contre le texte, recourant aux grands moyens avec une campagne chargée de symboles forts. La directrice générale d’Amnesty International Suisse Manon Schick s’est défendue d’avoir mené une campagne anti-UDC. «On a rappelé que le texte mettait en péril le droit international et forçait la Suisse a quitter la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)», a-t-elle déclaré à la RTS.
Manon Schick a accueilli le rejet de l’initiative comme «un énorme soulagement». Elle a interprété le refus massif comme un «vrai signal» du fort attachement des Suisses aux droits humains. «J’ai l’impression que l’UDC a lancé une initiative qui ne parlait pas au peuple», a-t-elle ajouté.
La réaction de la directrice générale d’Amnesty International Suisse, Manon Schick à la RTS
On a été compris malgré une thématique compliquée et un message simpliste de l'UDC à propos de l'#autodéterminationLien externe , se réjouit Manon Schick, directrice Amnesty International Suisse #CHVoteLien externe pic.twitter.com/QJZS8tzvt7Lien externe
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La tâche d’Amnesty International n’est pas terminée. Manon Schick a précisé que l’ONG va désormais tourner son regard vers le Parlement et «poser un cadre général pour la validation des initiatives qui sont potentiellement en porte-à-faux avec le droit international».
Interrogée par la télévision alémanique SRF, Laura Zimmermann, d’Opération Libero (un groupement anti-initiative), a analysé ainsi le rejet massif du texte: «Plus un texte est dangereux, plus les gens montent aux barricades.» Si les affiches de l’UDC ont tenté d’adoucir le propos, elle a souligné que sur les réseaux sociaux le débat était houleux.
Les Suisses «fatigués de l’UDC»
Le refus net de l’initiative sur les juges étrangers «montre que les Suisses sont fatigués de l’UDC», analyse Roger Nordmann. Un bon signal pour les autres partis en vue des élections fédérales de 2019, selon le conseiller national socialiste.
Pour lui, le rejet du texte montre que la population helvétique «en a ras-le-bol de cette logique à la Trump». Roger Nordmann estime qu’après le «chaos phénoménal» provoqué par l’acceptation d’initiatives telles que celle sur l’immigration de masse, ses compatriotes sont enfin revenus à la raison. Et observe avec le sourire «un net reflux du populisme».
#autodéterminationLien externe: "Il y a vraiment une fatigue contre ces initiatives populistes", réagit le CN socialiste vaudois Roger Nordmann pic.twitter.com/2DP7ZLbFDELien externe
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Les milieux économiques satisfaits
«Un oui à une Suisse ouverte au monde.» La directrice d’economiesuisse, Monika Rühl, a interprété ainsi le rejet de l’initiative pour l’autodétermination. L’organisation patronale s’était prononcée contre le texte.
Elle a estimé que le résultat de la votation répond à une préoccupation centrale de l’économie qui vise à permettre l’accès aux marchés internationaux. Cela vaut en particulier pour un pays d’exportation comme la Confédération, a précisé Monika Rühl à la radio alémanique SRF.
Le combat continue pour l’UDC
Malgré une défaite cuisante, le président de l’UDC Albert Rösti s’est targué d’avoir réussi, par le débat sur l’autodétermination, à «repousser ou éviter» la signature du Pacte mondial de l’ONU sur les migrations. Le gouvernement a annoncé le 21 novembre que la Suisse ne signerait pour l’instant pas le Pacte.
Ce sera d’ailleurs l’un des prochains chevaux de bataille de la droite conservatrice, annonce Albert Rösti. Le parti suivra de près le respect des aspects de démocratie directe dans les questions du Pacte mondial sur les migrations et de l’accord-cadre avec l’Union européenne.
La menace des «juges étrangers», brandie par l’UDC, est restée «trop abstraite» pour les électeurs, analyse le quotidien Le Temps. «Qui étaient réellement ces juges et quel était leur vrai pouvoir? Ce point n’a jamais été exposé clairement», estime le journal édité à Genève.
La campagne «étrangement modérée» des partisans du oui «a sonné creux», selon Le Temps. «Ils ont durci le ton de manière un peu désespérée sur la fin, en brandissant l’épouvantail de juges turcs abolissant l’interdiction des minarets en Suisse. Mais c’était trop peu, trop tard.»
Suite du séisme de l’immigration de masse
Le Matin parle d’un «rappel à l’ordre de l’UDC par le peuple suisse». Le quotidien romand souligne que la liste des défaites de la droite conservatrice s’allonge. Depuis sa victoire contre l’immigration de masse en février 2014, l’UDC accumule en effet les échecs dans les urnes. Le journal en fait la liste: «l’initiative de mise en œuvre contre les étrangers criminels en 2016 par 58,9%, le référendum contre la loi sur l’asile en 2016 par 66,8%, la loi contre la naturalisation facilitée en 2017 par 60,4% et No Billag par 71,6%.»
Les ténors du parti pointent ce dimanche du doigt «une campagne jugée trop douce, trop molle». Toutefois, pour Le Matin, le problème est ailleurs: «En réalité, depuis le séisme de février 2014 et ses suites politiques, une certaine Suisse, diverse et solidaire, s’est réveillée et n’entend plus se laisser surprendre par le jeu de l’UDC.»
L’électorat ne se sent pas «gouverné de l’extérieur»
«La raison a gagné. Après une campagne de votation émotionnelle, ce n’est pas une évidence», commente le journal alémanique Neue Zürcher Zeitung (NZZ). L’éditorialiste note que les initiants ont «promis monts et merveilles: renforcement de la démocratie directe, des impôts durablement bas et la garantie de rester à l’écart de l’Union européenne.» Il constate toutefois un changement de stratégie dans les ultimes moments de la campagne: elle «a ôté sa belle robe et a montré son vrai visage avec les deux couvertures trompeuses de 20 Minutes [n.d.l.r.: journal gratuit]».
En outre, la NZZ souligne que l’électorat ne se sent pas «gouverner de l’extérieur», comme le prétendaient les initiants. «Au contraire, il est conscient que le droit international n’est pas seulement nécessaire et utile pour un petit Etat avec d’importantes connections internationales comme la Suisse, mais que la Cour européenne des droits de l’homme protège également les droits fondamentaux de chaque individu – et pas seulement ceux des étrangers criminels, comme l’UDC aime le dire», se réjouit le journal.
Réalisme et modestie
Pour le journal bernois «Der Bund», la Suisse a fait preuve de modestie et de réalisme: «La Suisse d’abord? De préférence pas, estiment la majorité des votants.» Les Helvètes n’ont pas cédé au désir croissant de contrôle et d’autodétermination, qui a pris le pas aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie, en Hongrie, en Pologne et en Roumanie, constate le quotidien. En Suisse, «l’idée qu’il est inutile pour un petit pays de vouloir, par principe, appliquer ses propres règles dans les échanges avec les autres Etats» a triomphé.
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