«La chance et le hasard jouent toujours un rôle»
Le médecin suisse Rolf Zinkernagel a décrypté les mécanismes fondamentaux de nos défenses immunitaires. Cela lui a valu un Prix Nobel et un statut de porte-parole de la science.
Quand on a du succès, c’est toujours aussi une question de chance, estime le Nobel de médecine 1996. Par exemple, la chance que sa femme Kathrin ait accepté de déménager en Australie en 1973. Tous deux ont alors 29 ans, ils se sont mariés tôt, leurs filles Annelies et Christine ont deux ans et demi et onze mois et Rolf Zinkernagel cherche un job.
Ils se sont connus à l’Université de Bâle, où ils étudiaient la médecine ensemble. Elle s’est spécialisée en ophtalmologie, lui voulait devenir chirurgien. Mais il s’est vite rendu compte que ce n’était pas pour lui.
C’est ains qu’entre deux emplois, il fréquente un cours de médecine expérimentale – une offre de l’Université de Zurich, unique en Suisse dans les années 60. Pour Rolf Zinkernagel, c’est l’expérience clé: il décide de se lancer dans la recherche.
Après deux ans à l’Institut de biochimie de l’Université de Lausanne, Kathrin et lui cherchent de nouvelles places de collaborateurs scientifiques. Au bout de plus de cinquante offres, il reçoit enfin une réponse positive… qui vient d’Australie. Fort heureusement, Kathrin accepte de tenter l’aventure aux antipodes.
«Il y a trop de choses dans la vie sur lesquelles on pourrait s’énerver. C’est comme ça. Il ne sert à rien de regretter et de regarder en arrière» Rolf Zinkernagel
À Canberra, la jeune famille s’installe dans une petite maison entièrement meublée, qui appartient à l’Australian National University. «Cela a facilité le démarrage, se souvient Zinkernagel. Et j’ai pu me mettre directement au travail».
Et c’est là que le hasard entre en jeu. Car en fait, le médecin suisse est venu en Australie pour travailler sur les agents pathogènes de la tuberculose, des salmonelles et de la listeria avec un chercheur de nom de Bob Landon. Mais le hasard le fait rencontrer le jeune Australien Peter Doherty. «À l’Institut, tous les laboratoires étaient entièrement occupés. Il n’y avait de la place que chez Peter», se souvient-il.
Il se trouve que les recherche de Doherty sur les maladies infectieuses du cerveau fascinent également Zinkernagel et que de son côté le Suisse maîtrise des méthodes en immunologie qui intéressent l’Australien. Les deux hommes prévoient alors un projet en commun.
Un autre heureux hasard fait que l’Institut travaille avec une espèce de souris grise nommée CBA, qui n’est normalement pas utilisée dans la recherche. La plupart des laboratoires utilisent normalement des souris dites Black-6, une espèce proche, au pelage noir. «Si nous avions mené nos expériences avec ces souris, nous n’aurions jamais eu notre résultat», explique Zinkernagel. Car comme il va le découvrir un peu plus tard, l’expérience ne fonctionne qu’avec des souris grises.
Rolf Zinkernagel résume ainsi la question sur laquelle ont porté ses recherches: «Après une transplantation, le corps rejette l’organe greffé, sauf si l’opération a lieu entre vrais jumeaux. Ce rejet est dû à ce que l’on nomme les antigènes de transplantation, qui se trouvent à la surface des cellules et sont différents chez chaque individu. Le système immunitaire reconnaît donc ce qui appartient au corps et ce qui lui est étranger. Alors pourquoi ces antigènes existent-ils? La nature ne va pas inventer quelque chose simplement pour contrarier les chirurgiens».
Avec leurs expériences, les deux chercheurs réussissent à montrer que le système immunitaire mobilise les mêmes mécanismes de défense pour rejeter un organe greffé que pour se défendre contre une infection virale. Pour ce faire, ils infectent des souris avec le virus de la méningite et ils étudient leurs réactions immunitaires.
Après cinq mois de travail, ils obtiennent des résultats qui sont d’emblée publiés dans «Nature», la plus renommée des revues scientifiques. C’est que le duo de chercheurs vient de déchiffrer le mécanisme par lequel le système immunitaire distingue les cellules infectées des cellules saines. D’une part, les antigènes de transplantation lui permettent de reconnaître si la cellule appartient ou pas à son organisme, et de l’autre, il identifie un morceau du virus introduit, qui fait saillie à l’extérieur de la cellule.
Et les antigènes de transplantation jouent aussi un rôle dans cette deuxième étape: ils prennent un petit morceau du virus et le présentent à la surface de la cellule. De cette manière, ils alertent le système immunitaire: «ceci est bien une de vos propres cellules, mais elle est infectée. Il faut la rejeter».
La découverte de ce rôle des antigènes de transplantation dans la défense immunitaire constitue une surprise. Et elle éveille des espoirs: par exemple qu’un vaccin contre le cancer puisse être possible à l’avenir. Cependant, ces espoirs ne se sont guère concrétisés à ce jour. Rolf Zinkernagel le prend avec philosophie: «Il y a trop de choses dans la vie sur lesquelles on pourrait s’énerver. C’est comme ça. Il ne sert à rien de regretter et de regarder en arrière».
La famille Zinkernagel se sentait bien à Canberra. Kathrin avait trouvé un temps partiel comme ophtalmologue et le couple a pu fêter la naissance de Martin, son troisième enfant. Mais après deux ans et demi, la bourse du Fonds national suisse est venue à expiration. Arrive alors une offre du fameux Scripps Research Institute, en Californie. Rolf Zinkernagel va y travailler comme professeur de 1976 à 1979, avant que la famille décide de rentrer au pays, afin de scolariser les enfants en Suisse.
«Nous les scientifiques, nous parlons généralement bien trop peu de ce que nous faisons» Rolf Zinkernagel
Rolf Zinkernagel entre à l’Université de Zurich, où il créera plus tard l’Institut d’immunologie expérimentale. Avec le biologiste moléculaire Hans Hengartner, il va y mener ses recherches pendant 32 ans. À nouveau, un duo d’esprits brillants qui travaillent ensemble.
Zinkernagel a pourtant toujours reconnu l’énorme importance des connaissances acquises quand il était encore un jeune scientifique. Pourtant, le coup de téléphone qu’il reçoit le 7 octobre 1996 à 11 heures 20 dans son laboratoire le prend totalement par surprise. «Le Comité Nobel m’a donné dix minutes pour informer ma famille». Passé ce délai, la nouvelle fait le tour du monde.
Ce Prix Nobel ne l’a pas beaucoup changé, dit Rolf Zinkernagel. Mais la force de son autorité lui a donné une voix publique. Par exemple en 1999, lors de la campagne sur l’initiative populaire dite «Pour la protection génétique», qui voulait introduire des prescriptions plus strictes pour «protéger la vie et l’environnement des manipulations génétiques».
Pour Zinkernagel, ce texte aurait imposé trop de limites à la recherche scientifique. On a donc vu le Prix Nobel défiler avec des centaines de collègues brandissant des banderoles sur la Bahnhofstrasse de Zurich. Des chercheurs qui manifestent – spectacle unique.
On n’a pas oublié non plus les cinq ans où Rolf Zinkernagel s’est fait chroniqueur pour la presse de boulevard. Il a écrit une série d’articles sur des thèmes de recherche pour le quotidien «Blick». «C’était une tentative de rapprocher la science du grand public, dit-il. Nous les scientifiques, nous parlons généralement bien trop peu de ce que nous faisons». Est-ce que cela a apporté quelque chose? Il ne le sait pas. Le fait est que l’initiative pour la protection génétique a été assez largement refusée dans les urnes.
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Dès lors, l’engagement de Zinkernagel porte sur la politique de la recherche: dans les Conseils européen et suisse de la science. Il milite pour la promotion de l’excellence et pour le «mieux être», comme il dit.
Son credo: «Il n’y a pas que les élèves faibles qui ont besoin de soutien». C’est comme dans le sport, «personne ne songerait à arrêter de soutenir les athlètes olympiques sous prétexte qu’ils sont déjà au sommet». La science a besoin d’exactement la même chose. La place scientifique suisse ne pourra prétendre maintenir sa position, et aussi son importance pour l’économie, que si elle investit avant tout dans l’excellence.
Rolf Zinkernagel a pris sa retraite en 2008. Le nom reste attaché à la médecine en général et à l’immunologie en particulier. Sa fille Annelies est infectiologue à l’Hôpital universitaire de Zurich, son fils Martin dirige la polyclinique ophtalmologique de l’Hôpital de l’Ile à Berne et sa fille Christine est psychiatre à Bâle.
Le retraité Rolf Zinkernagel s’est lancé dans de nouvelles voies et s’est mis au violoncelle. Les instruments à cordes l’ont toujours fasciné et l’ont accompagné tout au long de sa vie. Sa femme n’était pas seulement ophtalmologue, mais aussi une excellente altiste.
Les deux ne joueront pourtant jamais en duo. Deux ans après sa retraite, Kathrin a été emportée par un cancer. «Oui, on peut en mourir», dit-il. «Mais j’essaie de regarder devant, même maintenant». À 70 ans, il vise toujours haut. Ses excursions en montagne sont pour lui des «contrôles de qualité internes», dit-il avant d’ajouter en riant: «il y a encore beaucoup de sommets de 4000 mètres».
Cet article a été publié le 4 novembre 2018 sur higgs.chLien externe, le premier magazine scientifique indépendant de Suisse. swissinfo.ch reprend des articles de higgs sans suivre d’ordre particulier.
(Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez)
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