L’évolution dans nos lacs, ou Darwin à l’échelle suisse
«Biodiversité», le terme est à la mode, on l’entend partout. Mais est-ce vraiment si grave de perdre une espèce ici ou là? Une étude sur un des poissons les plus populaires de Suisse apporte un nouvel éclairage sur les conséquences d’une baisse de la diversité du vivant.
Affamé après une promenade sur les rues pavées d’une ville ou sur un sentier tortueux de montagne, le visiteur de la Suisse romande a de bonnes chances de se retrouver attablé au restaurant du coin devant une assiette de féra. Abordable, facile à apprêter à différentes sauces, délicatement parfumé, ce poisson sans prétention est un membre de la famille des salmonidés et on en trouve partout à Lausanne, comme à Vevey, Montreux et Genève.
La pêche en Suisse
Les Suisses mangent de plus en plus de poisson. La consommation annuelle est aujourd’hui d’environ 8,8 kilos par personne, contre juste 6,4 kilos en 1984. La plus grosse quantité du poisson mangé en Suisse est importée, mais parmi le poisson local, le coregonus constitue près de 60% du volume pêché. En 2014, cela représentait une masse juste en dessous d’un million de kilos, selon les chiffresLien externe de l’Office fédéral de la statistique.
Et pourtant… Bien que le nom «féra» soit à l’origine celui d’un poisson natif du Lac Léman, aussi nommé «Coregonus fera», l’espèce n’a plus été observée en Suisse depuis 1920 et est désormais considérée comme éteinteLien externe. Aujourd’hui, on nomme féras des poissons de 15 à 20 espèces distinctes, aux formes, tailles et habitats fort différents. Cette diversité considérable et l’importance écologique de la féra en ont fait un des poissons les plus étudiés par la science qui le désigne désormais par le nom de son genre: coregonus.
Mais la gamme de coregonus que l’on trouve aujourd’hui dans les lacs suisses ne représente qu’une fraction de la richesse des variétés qui existaient autrefois. Dans la seconde moitié du 20e siècle, une forme de pollution nommée eutrophisation a balayé des dizaines d’espèces de ce poisson.
Dans un papier publié en 2012 par la revue NatureLien externe, Ole Seehausen et ses collègues de l’Institut de recherche de l’eau du Domaine des Ecole polytechniques fédérales (EAWAGLien externe) liaient ce déclin des espèces de coregonus à l’eutrophisation. Et maintenant, ils publient des donnéesLien externe qui suggèrent pour la première fois que cette perte de biodiversité pourrait aussi nuire à l’efficacité des écosystèmes lacustres quand il s’agit de produire du poisson.
«Nous avons regardé les statistiques cantonales de la pêche sur les différents lacs et nous avons trouvé que ceux qui n’ont pas été affectés de manière significative dans leur biodiversité ont donné les meilleurs résultats de pêche pour une quantité donnée de nourriture», explique Ole Seehausen à swissinfo.ch. Son étude a été publiée en février par la Royal SocietyLien externe, au Royaume-Uni.
Quand l’abondance de biens nuit
L’eutrophisation se produit quand un excès de nutriments et de minéraux – particulièrement du phosphore – arrive dans un lac avec des eaux usées, des produits chimiques ou des eaux de ruissellement chargées d’engrais. Et cet excès déclenche une réaction en chaîne qui peut perturber le délicat équilibre de la vie sous la surface du lac.
Le phosphore stimule la croissance des algues, et quand ces algues meurent, elles coulent au fond du lac où elles sont digérées par des micro-organismes. Mais ces micro-organismes consomment beaucoup d’oxygène, au point que parfois, il n’en reste plus assez pour les plus gros organismes qui en ont aussi besoin – comme les poissons et leurs œufs. Et ainsi, des espèces disparaissent.
En Suisse, l’eutrophisation a atteint ses pires niveaux entre les années 50 et les années 80. Depuis, les mesures comme l’introduction d’une étape de déphosphatisation dans le traitement des eaux usées et l’interdiction des phosphates dans les produits de lessive ont aidé à réduire grandement le niveau de phosphore dans les lacs. Mais les conséquences écologiques s’en font encore sentir, même après des décennies.
«Un lac peut se remettre assez rapidement si vous vous assurez que les nutriments sont mieux retenus dans les usines de traitement des eaux. Mais la diversité d’origine des organismes comme les poissons ne revient pas si rapidement», explique Ole Seehausen.
Des courtes épines qui en disent long
Pour montrer l’impact d’une biodiversité réduite sur les résultats de la pêche dans les lacs suisses, Ole Seehausen et ses collègues ont repris les données de leur papier de 2012, qui se concentrait sur des mesures des branchiospines de différentes espèces de coregonus.
Les branchiospines sont de minuscules pointes en os ou en cartilage disposées en rangée à l’intérieur de la gorge des poissons et qui servent à retenir les particules d’aliments en suspension dans l’eau. Elles varient beaucoup en taille et en nombre selon la source de nourriture préférée de l’espèce. Les coregonus avec des branchiospines clairsemées et robustes ont tendance à chercher leur nourriture dans la vase du fond des lacs, tandis que ceux qui ont des branchiospines plus fines et plus denses sont plus adaptés pour filtrer du plancton directement dans l’eau.
En utilisant ces différences de branchiospines comme indicateur de diversité des coregonus, l’équipe de l’EAWAG a ensuite comparé les données avec les statistiques cantonales de la pêche dans les différents lacs suisses.
Ils ont trouvé que les lacs abritant des poissons avec le moins de variations de structure dans les branchiospines à cause d’une eutrophisation sévère par le passé (comme le Lac Léman) produisaient de quatre à cinq fois moins de poisson par unité de nourriture que les lacs ayant subi moins d’eutrophisation, et donc moins de perte de biodiversité (comme le Lac de Thoune).
Et cela découle de la simple logique: il est facile de comprendre qu’un lac dans lequel vivraient deux espèces de coregonus serait capable de produire du poisson plus efficacement qu’un lac n’en ayant qu’une seule, vu que les adaptations uniques de chaque espèce leur permettraient d’exploiter chacune ses sources de nourriture, sans entrer en compétition l’une avec l’autre.
Précieuse biodiversité
Les chercheurs de l’EAWAG ont nommé cette relation imbriquée entre l’homme, le poisson et le lac une «possible boucle de rétroaction co-évolutionnaire». Et c’est une relation qui n’a pas été bien comprise jusqu’à maintenant: alors qu’il existe déjà beaucoup de données sur le lien entre biodiversité et productivité du sol, Ole Seehausen dit que cette étude est une des premières à apporter des preuves du phénomènes dans les populations de poissons de lac.
Alors, quelle leçon doit en tirer l’élément humain de la boucle de rétroaction? «Faites très attention à votre biodiversité, regardez attentivement ce que nous avez et assurez-vous de le préserver», avertit Ole Seehausen.
Une explosion d’espèces
Ole Seehausen et ses collègues de l’EAWAG, ont publié, avec l’Université de Berne, un autre papierLien externe en février sur un phénomène différent – mais très proche – relatif à la biodiversité des poissons. Ils ont résolu une énigme scientifique en expliquant l’évolution sans précédent de 500 espèces de petits poissons de la famille des cichlidés (à laquelle appartient notamment le scalaire, un des favoris des aquariums domestiques) dans le Lac Victoria, en Afrique de l’Est, dans les 15’000 dernières années. Ils ont découvert que l’évolution d’un si grand nombre d’espèces a été rendue possible par une combinaison parfaite d’hybridation et de nombreuses possibilités de spécialisation des habitats. Joana Meier, de l’Université de Berne, auteur principale de l’étude, le résume de cette façon: «Cela ressemble à la manière dont on pourrait construire une grande variété de véhicules à partir des pièces d’un camion et d’un avion en Lego».
(Adaptation de l’anglais: Marc-André Miserez)
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