La radiographie qui ne restera pas en rade
Les meilleurs intentions peuvent déboucher sur des désastres. Pourquoi presque trois quarts des appareils médicaux envoyés dans les pays en développement ne servent-ils jamais? Les explications de Beat Stoll, médecin familier de l’Afrique et co-fondateur de la Fondation EssentialMed.
C’est un jumelage qui a fait découvrir le Cameroun à Beat Stoll. Médecin interniste à l’Hôpital du Samaritain de Vevey dans les années 90, il y part pour trois ans en complète immersion, avec conditions de travail et salaire africains. A son retour, il passe une maîtrise en santé publique et se partage entre Genève et Bâle, siège de l’Institut tropical et de santé publique suisse.
Depuis son premier séjour, il retourne deux à trois fois par année au Cameroun. C’est un de ces voyages, accompli avec Klaus Schönenberger, docteur en microtechnique de l’EPFL, qui l’a convaincu de la possibilité de développer un appareil d’imagerie adapté aux conditions du Sud.
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Réinventer les appareils médicaux pour le Sud
Avec l’ingénieur Bertrand Kleiber, Beat Stoll et Klaus Schönenberger fondent donc en 2009 la Fondation EssentielMed, à l’origine du projet EssentialTech, qui devrait présenter dans deux ans le premier prototype de sa machine combinée radiographie-échographie.
13% de la population mondiale utilise 76% de l’ensemble des appareils médicaux, dont le marché global pèse quelque 200 milliards de dollars. Deux tiers de l’humanité n’a pas accès à l’imagerie médicale.
En Afrique subsaharienne, jusqu’à 70% de l’équipement médical est inutilisé. Dans un tiers des cas, ce sont les défaillances de l’approvisionnement électrique qui les empêchent de fonctionner.
L’appareil d’imagerie combiné rayons X-échographie que projette EssentialTech est prévu pour durer dix ans, coûter dix fois moins cher que les machines existantes (50’000 dollars au lieu de 500’000) et avoir une autonomie d’au moins cinq heures en cas de défaillance du réseau électrique. Ses performances permettraient de couvrir 80 à 90% des besoins en imagerie médicale des hôpitaux qui l’utiliseront.
(sources: OMS, EssentialMed)
swissinfo.ch: Selon l’OMS, jusqu’à 70% des appareils médicaux envoyés en Afrique ne fonctionneront jamais. Pourquoi un tel gâchis?
Beat Stoll: Il y a différents cas de figure. Imaginons que vous êtes l’hôpital d’Yverdon, de Coire ou de Mendrisio. Un jour, Monsieur Philips ou Monsieur Siemens vient vous dire qu’il n’a bientôt plus de pièces de rechange pour votre appareil de radiologie et que si vous voulez continuer à profiter de la maintenance, vous avez intérêt à en changer. Comme la machine est amortie, vous en achetez une nouvelle. Au conseil des médecins, quelqu’un suggère d’offrir l’ancienne à un hôpital africain. Parfait… sauf que s’il n’y a plus de pièces en Suisse, il n’y en aura pas davantage au Cameroun.
C’est un premier problème, très courant. Ensuite, il y a les risques du transport sur des routes parfois chaotiques dont la machine peut souffrir pas mal. Et à l’arrivée, personne ne saura la réparer.
Autre cas de figure: j’ai vu au Mali un projet qui a équipé une dizaine d’hôpitaux de district en radiologie. Comme ils n’avaient pas été construits pour ça, on a édifié un bâtiment à part pour les nouvelles machines. Mais on a juste oublié l’électricité. Là-bas, on n’a que du 220 volts, monophasé, alors qu’il faudrait du triphasé. Donc, l’appareil est flambant neuf, mais en cinq ans, il n’a pas tiré un seul cliché.
Finalement, pour revenir au Cameroun, quand on parle avec les gens du ministère de la Santé, ils nous disent «on a 65 modèles différents de machines de radiographie et d’échographie dans le pays, comment voulez-vous qu’on tienne un stock de pièces de rechange?». Ce qu’il faudrait, c’est une gamme de machines adaptées. Comme les taxis de Yaoundé. Ce sont des Toyota, il y en a des milliers, on trouve des pièces partout et tout le monde sait les réparer.
swissinfo.ch: Avez-vous observé également des déficits dans la formation?
B.S.: Oui, et c’est un problème sérieux, surtout dans la technologie médicale. Si vous tirez des clichés radiographiques sans avoir des gens formés, vous irradiez le personnel et les patients. Au Cameroun, l’agence nationale de radioprotection est parfois obligée d’interdire l’utilisation des appareils à rayons X parce que l’hôpital n’a personne qui sache le faire correctement. On ne fait pas la surveillance avec le dosimètre, la pièce n’a pas de murs plombés, les gens n’ont pas les tabliers en plomb…
swissinfo.ch: D’où votre approche, qui va plus loin que simplement vendre des machines…
B.S.: En Suisse, nous sommes extrêmement gâtés, avec une couverture sanitaire très dense. Le moindre hôpital régional a d’excellents spécialistes. Dans les pays en voie de développement par contre, vous avez des hôpitaux de pointe dans la capitale et pour le reste, des hôpitaux de district souvent sous dotés et sous équipés.
C’est là que nous voulons agir. Pour renforcer le système de santé au niveau du district, là où l’on administre les soins primaires. Sur place, en tant que médecin de santé publique, je suis en train de réfléchir, avec le professeur de radiologie de l’Université, sur la formation des techniciens en radiologie, mais aussi des médecins, qui doivent savoir interpréter des radiographies. Parce qu’on a besoin de cela aussi. Sinon, ça ne sert à rien de distribuer des machines. Et croyez-moi, il y a déjà un tas de choses qui commencent à changer grâce à notre projet.
«Dès les années 70, l’OMS a identifié le manque d’accès au diagnostic par rayons X comme un problème majeur. Elle a réuni les acteurs et on a même trouvé des solutions sous forme d’appareils à bas prix. Mais les compagnies qui les fabriquaient ont rapidement fait de l’«upsale», en essayant de promouvoir les modèles plus chers. Les machines d’entrée de gamme ont donc rapidement été retirées des catalogues», explique Klaus Schönenberger, chef du projet EssentialTech, en rappelant que deux tiers de l’humanité n’a pas accès à l’imagerie médicale, pourtant essentielle dans de nombreux cas d’accidents ou de maladies graves, comme la tuberculose.
swissinfo.ch: Votre appareil d’imagerie conçu pour le Sud pourrait-il aussi intéresser les pays du Nord?
B.S.: Mais c’est sûr! On a vu des gens à l’hôpital universitaire de Lausanne comme à celui de Genève qui nous ont dit «le jour où il existe, j’achète. Pour les urgences. Et j’en prends trois.» Dans ce service en effet, ils n’ont pas besoin d’un appareil qui sait faire dix images par seconde ou douze films sur deux reins à la fois.
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La radiographie, outil de base de la médecine
Et si on descend vers l’Italie, l’Espagne, le Portugal, ces pays frappés par la crise, tout le monde sera content. Nous avons pris contact avec certains pays d’Asie centrale, et on nous a dit «c’est exactement ce dont nous avons besoin». Avec en plus le label de qualité suisse, cette machine qui saura faire l’essentiel sera très intéressante pour ces marchés-là.
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