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Le biologiste qui flaire les plantes attaquées par des parasites

Lorsqu’il a découvert comment les plants de maïs se défendent contre les parasites, il s’est d’abord heurté au scepticisme. Plus de trente ans plus tard, Ted Turlings a reçu un prestigieux prix scientifique suisse et ouvre de nouvelles voies vers une agriculture moins gourmande en pesticides. Nous l'avons rencontré dans son laboratoire.

Ted Turlings approche son nez du goulot d’un petit bocal en verre. À l’intérieur se trouvent un plant de maïs aux feuilles abîmées et une chenille brune. «L’odeur est typique», dit-il. Celle qui se dégage lorsque le maïs est attaqué par le ravageur, un mélange entre l’odeur de l’herbe fraîchement coupée et celle du foin.

Au fil des ans, le biologiste n’a pas seulement appris à reconnaître à l’odeur les substances volatiles libérées par le maïs. Il est également devenu l’un des plus grands spécialistes au monde des interactions entre plantes et insectes et de la lutte biologique contre les organismes nuisibles. Lorsque nous le rencontrons dans son laboratoire de l’Université de Neuchâtel, Ted Turlings est en train de vérifier les appareils de mesure de son groupe de recherche.

Originaire des Pays-Bas, il commence sa carrière scientifique aux États-Unis, à l’université de Floride et au ministère américain de l’Agriculture. Il travaille en Suisse depuis 1993, d’abord à l’ETH Zurich puis, depuis 1996, à l’Université de Neuchâtel (UniNE). Depuis 2014, il dirige le Centre de compétence en écologie chimique à l’UniNE et est président de la Société internationale d’écologie chimique depuis 2023.

Six plants de maïs se trouvent dans des bocaux de verre, reliés par des tubes de téflon blanc. Un dispositif recueille les molécules odorantes qu’ils libèrent dans l’air. «Ces substances attirent l’ennemi naturel de la chenille. Pour la plante, c’est une forme de défense», explique Kathrin Altermatt, qui réalise les observations en laboratoire avec d’autres étudiant-es en doctorat et en master.

À 64 ans, leur professeur approche de l’âge officiel de la retraite. Ted Turlings n’a toutefois pas l’intention de s’arrêter et se prépare à une nouvelle phase de sa carrière. Il veut enfin mettre à profit ses recherches sur le mécanisme de défense des plants de maïs et développer des solutions peu coûteuses et efficaces contre les insectes ravageurs, qui détruisent jusqu’à 40% des récoltes mondialesLien externe.

«J’ai dit il y a longtemps que la recherche ne devait pas seulement déboucher sur des publications scientifiques, mais aussi contribuer à trouver des solutions à des problèmes importants», explique-t-il.

plants de maïs étudiés en laboratoire
Les plants de maïs attaqués par la chenille libèrent des substances volatiles qui sont collectées et analysées. swissinfo.ch

L’ennemi de l’ennemi

Ted Turlings travaille sur un capteur d’odeurs capable de détecter en temps réel les molécules volatiles produites par la plante de maïs infestée par la chenille. Ces composés organiques attirent les guêpes parasitoïdes qui pondent leurs œufs dans le corps de la chenille. Lorsqu’elles grandissent, les larves de guêpes dévorent la chenille de l’intérieur et la tuent. «La plante se défend en appelant à son secours un ennemi de son ennemi», résume Ted Turlings.

Son idée est d’installer le capteur sur des machines agricoles ou sur un robot se déplaçant dans les champs de maïs. L’appareil pourra alors avertir les responsables d’une exploitation agricole de ce qui arrive à leur culture, avant même que les dégâts causés par les ravageurs ne soient visibles, explique le scientifique.

Le capteur le plus prometteur est actuellement trop encombrant et trop cher – au moins 300’000 francs suisses – pour être déployé à grande échelle dans les pays en développement. Une entreprise de Zoug, en Suisse centrale, travaille déjà sur un modèle plus petit et moins cher.

Un capteur de substances volatiles dans un laboratoire
Un capteur de substances volatiles développé au Laboratoire d’écologie chimique de l’Université de Neuchâtel. Olivier Dessibourg

Le robot équipé du capteur d’odeurs pourrait identifier la zone de la culture qui a été infestée, ce qui permettrait une intervention ciblée et une utilisation réduite des pesticides.

Bien que les pesticides de synthèse soient nocifs pour l’environnement et les personnes qui les utilisent, leur usage dans le monde a presque doublé depuis les années 1990Lien externe. Pour contribuer à réduire leur utilisation, Ted Turlings mise aussi sur un autre ennemi naturel de la chenille.

Des vers en gel contre la chenille

Les nématodes sont des vers microscopiques qui vivent généralement dans le sol. Ils peuvent faire partie de l’arsenal de défense de la plante de maïs et sont attirés par des substances libérées par les racines. Mais, tout comme la guêpe, ils peuvent aussi attaquer et tuer la chenille qui dévore les feuilles. Ted Turlings et son équipe ont mis au point un gel contenant ces nématodes, qui peut être appliqué directement au centre de la feuille de maïs, là où la chenille commence à dévorer la plante.

En Europe, aux États-Unis ou en Asie, le gel pourrait théoriquement être déposé directement par le robot qui a «flairé» la présence d’un ravageur. En Afrique, où il est peu probable que les coopératives agricoles aient les moyens d’acquérir cette technologie, le gel pourrait être appliqué à la main à l’aide de grandes «seringues». Des expériences menées au RwandaLien externe ont montré que cette méthode de lutte biologique peut être aussi efficace que les pesticides, selon Ted Turlings.

Les nématodes en gel pourraient contribuer à la lutte contre le lépidoptère ravageur (Spodoptera frugiperda), originaire d’Amérique du Sud et d’Amérique du Nord. Depuis qu’il a été repéré pour la première fois sur le continent africain en 2016, le ravageur a entièrement colonisé la région subsaharienne, infestant presque tous les champs et causant des milliards de dollars de dégâtsLien externe.

«Il peut migrer sur de très longues distances et il est fort probable qu’il arrive aussi en Europe à la faveur du réchauffement climatique», explique Ted Turlings. Selon lui, le ravageur pourrait atteindre la Suisse d’ici deux à trois ans.

Découverte, scepticisme puis reconnaissance

Né aux Pays-Bas, Ted Turlings a toujours été passionné par la nature. Il n’avait cependant jamais imaginé qu’il travaillerait un jour avec des insectes. Enfant, il aimait les oiseaux et se levait tôt le matin pour observer les espèces rares sur les dunes, raconte-t-il.

C’est au cours de ses études de biologie que ses professeurs l’ont orienté vers la lutte biologique. Cette approche exploite les relations antagonistes entre les organismes pour contrer les populations d’espèces nuisibles aux plantes et aux êtres humains.

À 25 ans, Ted Turlings est parti en Floride, au ministère de l’Agriculture américain, pour son doctorat. C’est là, en étudiant comment les guêpes parasitoïdes peuvent identifier avec précision les plants de maïs infestés de chenilles, qu’il a fait la découverte la plus importante de sa carrière.

Ce qui attire la guêpe n’est pas l’odeur de la chenille, ni celle de ses excréments, comme on le pensait auparavant, mais l’odeur émise par la plante lorsqu’elle entre en contact avec une substance contenue dans la salive du parasite. Une découverte intrigante, se souvient Ted Turlings, car elle suggère que la plante est capable de reconnaître l’organisme qui la dévore et réagit en émettant des substances odorantes particulières.

Ted Turlings dans son laboratoire de Floride dans les années 1990.
Ted Turlings dans son laboratoire de Floride dans les années 1990. Ted Turlings

Le jeune chercheur a été le premier à déterminer l’identité chimique exacte des molécules volatiles émises par la plante de maïs et a ensuite participé à l’identification du composé clé – nommé plus tard volicitine – trouvé dans la salive de la chenille.

En 1990, la découverte est publiéeLien externe dans la revue Science, mais elle est d’abord accueillie avec scepticisme par ses collègues biologistes qui étudient les interactions entre plantes et insectes.

Richard Karban, entomologiste à l’université de Californie, se souvient parfaitement des réactions des autres scientifiques travaillant dans ce domaine. Il n’a pas été surpris par le scepticisme à l’égard de la nouvelle découverte de Ted Turlings. «En général, les scientifiques sont conservateurs lorsqu’il s’agit de nouvelles idées qui remettent en question leurs croyances de longue date», estime-t-il.

Les années suivantes, d’autres groupes de rechercheLien externe ont obtenu des résultats similaires dans leurs expériences en laboratoire. Pour Ted Turlings, la satisfaction était grande. On a découvert par la suite que les substances volatiles émises par la chenille étaient également absorbées par les plantes voisines, qui se préparent ainsi à l’attaque du ravageur.

Les recherches de Ted Turlings ont permis de comprendre comment les plantes se défendent contre les parasites et comment nous pourrions utiliser ces mécanismes de défense pour augmenter la production agricole, souligne Richard Karban.

Une découverte à l’impact mondial

Ted Turlings a dû attendre plus de 30 ans pour être pleinement reconnu, du moins en Suisse, où il travaille depuis 1993.

En octobre 2023, la Fondation Marcel Benoist lui a décerné le prixLien externe du même nom, attribué chaque année à des chercheurs et chercheuses résidant dans la Confédération helvétique et ayant apporté une contribution significative à la vie humaine par leurs travaux.

Le «prix Nobel» suisse de la science a été attribué à Ted Turlings parce que ses recherches sur la lutte biologique contre les parasites, sans utilisation de pesticides, «ont permis de mettre en lumière des phénomènes biologiques complexes et ont eu un impact mondial dans le domaine des sciences de l’environnement», écrit la fondation.

Ce prix est une motivation supplémentaire pour continuer, commente Ted Turlings. «Mon travail n’est pas encore terminé.»

Relu et vérifié par Sabrina Weiss / vm, traduit de l’italien par Pauline Turuban

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