Les barrages qui vieillissent, un risque émergent pour des millions de gens
Des milliers de grands barrages dans le monde ont plus de cinquante ans. Ils ont de ce fait dépassé leur durée de vie théorique. En sont-ils pour autant moins sûrs? Gros plan sur la rénovation de l’ouvrage suisse du Val Verzasca, entre vieillissement et conséquences du changement climatique.
L’ingénieur civil Francesco Amberg ne cache pas une certaine émotion. Durant sa carrière, il a visité des dizaines de réservoirs artificiels en Suisse et dans le monde, mais il s’est rarement trouvé confronté à un tel panorama.
Positionné sur la crête de la digue du Val Verzasca, à quelques kilomètres de Locarno, dans le canton du Tessin, Francesco Amberg admire ce qui reste du lac de retenue en amont. Le bassin hydroélectrique a été presque vidé et les eaux turquoise ont fait place à un paysage gris et stérile, quasi lunaire. «Découvrir le lac pratiquement vide vous fait un certain effet», concède-t-il.
Avec ses 220 mètres, le barrage du Val Verzasca est l’un des plus hauts d’Europe. James Bond l’a rendu mondialement célèbre avec le film «GoldenEye». C’est du haut de l’ouvrage où je me trouve en compagnie de Francesco Amberg, en ce jour ensoleillé de février, que l’agent secret de Sa Majesté incarné par Pierce Brosnan se jette dans le vide au bout d’un élastique.
L’inauguration du barrage remonte à 1965. Après un demi-siècle de bons et loyaux services, des travaux de rénovation étaient devenus nécessaires, le vieillissement pouvant compromettre le fonctionnement et la sécurité des installations. À l’échelle mondiale toutefois, cette éventualité ne suscite pas toujours l’attention voulue alors que des milliers de barrages de grande dimension présentent des signes d’usure.
>> Découvrir les spectaculaires images du lac quasiment vide du barrage de la Verzasca:
La dilatation du béton
La rénovation du barrage du Val Verzasca porte sur toutes les parties servant à conduire l’eau en aval du bassin artificiel, explique Francesco Amberg, membre de l’équipe d’ingénierie impliquée dans les travaux. Dans le détail, il s’agit de remplacer les deux vannes papillon (qui permettent d’interrompre le flux de liquide vers les turbines) et de renouveler la protection contre la corrosion au sein des conduites. Des travaux sont aussi prévus sur la chambre d’expansion, un espace creusé dans la roche servant à gérer les volumes d’eau relâchés par le barrage. Le coût du chantier est estimé à sept millions de francs.
Le mur arqué ne nécessite pas contre aucune intervention particulière. À la différence des autres ouvrages de ce type, aucune dégradation chimique du béton n’a été constatée. Avec le temps, on observe parfois un phénomène dit de la «réaction alcali-agrégat». Elle survient lorsque l’eau réagit avec certains minéraux contenus dans le béton. La silice par exemple. Il en résulte une dilation du béton et un allongement du barrage, ce qui produit une poussée sur la roche de soutien.
Ce processus de détérioration est connu depuis les années 1940 et touche également d’autres grands ouvrages comme les murs de soutènement et les ponts. «Je ne qualifierais pas cela de problème a priori, sachant que la solidité de la structure n’est pas affectée. Mais il faut la surveiller», juge Francesco Amberg. En cas de dilatation excessive du béton, les ingénieur-e-s effectuent une coupe verticale avec un fil diamanté, afin de réduire les forces internes à la digue.
Résistant aux séismes les plus violents
Plus vieux ne signifie pas plus dangereux. Dans les faits, c’est souvent le contraire. Francesco Amberg dit se sentir davantage en sécurité aujourd’hui qu’au moment où l’infrastructure du Val Verzasca est entrée en fonction. «Le moment le plus critique se situe au début, le premier remplissage, la première secousse sismique». Plusieurs études internationales confirment que de nombreux accidents surviennent dans les cinq ans suivant la mise en service.
En Suisse, les barrages sont conçus pour résister à des tremblements de terre se produisant une fois tous les 10’000 ans. La législation est particulièrement stricte en matière de sécurité, explique Francesco Amberg. Tous les ouvrages doivent par exemple pouvoir évacuer l’eau rapidement afin d’immobiliser l’ensemble du système.
Les barrages suisses, 69 ans d’âge moyen
La Commission internationale des grands barrages (CIGBLien externe) recense 58’700 grands barrages dans le monde. Il s’agit d’ouvrages d’une hauteur supérieure à 15 mètres ou d’un volume dépassant les trois millions de mètres cubes. La Chine est le pays qui en compte le plus – près de 24’000.
La Suisse fait partie des pays où la densité de barrages est la plus élevée. Elle abrite 188 grands ouvrages et le secteur hydroélectrique génère 58% du courant produit dans le pays.
Environ 19’000 grands barrages dans le monde, soit un sur trois, ont été construits il y a plus de 50 ans, selon la CIGB. Ils ont ainsi dépassé ce qui est considéré comme la limite inférieure de durée de vie d’un tel ouvrage. Ils ont théoriquement besoin d’être rénovés. Une bonne partie de ces grands barrages datent des années soixante et septante du siècle dernier. On assiste depuis à un déclin régulier des nouvelles constructions, explicable essentiellement par les préoccupations liées à leur impact sur l’environnement.
La durée de vie dépend de différents facteurs. Et notamment du type de barrage (béton, roche ou terre) et de la qualité des matériaux. «Les barrages en béton armé sont ceux qui se détériorent le plus, étant soumis à un processus de corrosion par carbonatation», explique Jean-Claude Kolly, ingénieur civil en charge de la communication du Comité suisse des barrages (swissdamsLien externe).
Les ouvrages implantés au Japon et au Royaume-Uni ont l’âge moyen le plus élevé au monde avec respectivement 111 et 106 ans. Contre une moyenne de 69 ans en Suisse. «C’est un âge relativement avancé, mais en l’absence de réaction alcali-agrégat ou de carbonatation, on peut le doubler sans problème», indique Jean-Claude Kolly.
Le barrage de Maigrauge, dans le canton de Fribourg, en est une bonne illustration. Inauguré en 1872, il est le plus ancien barrage en béton du continent. Rénové en 2005, il est «aujourd’hui parfaitement fonctionnel», affirme l’ingénieur civil.
Les risques liés à l’âge
Tous les ouvrages dans le monde ne sont pas dans l’état de celui de la Maigrauge. Et des scientifiques de l’Université des Nations unies (UNU) tirent la sonnette d’alarme: le vieillissement des grands barrages représente «un risque émergent» auquel on ne prête pas encore suffisamment attention.
Une digue bien conçue, bien construite et bien entretenue peut facilement fonctionner un siècle. Mais de nombreux ouvrages dans le monde ne satisfont pas à ces critères. Ces derniers vingt ans, des dizaines de retenues ont subi de graves dommages ou se sont effondrées aux États-Unis, en Inde, au Brésil, en Afghanistan et ailleurs encore. Le nombre d’accidents pourrait encore augmenter, prévient un rapportLien externe de l’UNU publié en 2021.
Le vieillissement ne compromet pas seulement l’efficacité et le fonctionnement des centrales hydroélectriques. Il constitue aussi une menace potentielle pour des centaines de millions de personnes. D’ici 2050, plus de la moitié de la population mondiale vivra en aval d’un grand barrage construit au 20e siècle, indique le rapport.
Des efforts internationaux et une maintenance renforcée sont donc nécessaires pour faire face à ce risque émergent. D’autant qu’à l’usure des installations s’ajoutent les conséquences du réchauffement climatique. De fortes inondations et les modifications du régime des pluies pourraient pousser ces structures à leurs limites et accroître l’éventualité d’un affaissement, note Duminda Perera, l’auteur principal de l’étude de l’UNU.
Fonte des glaciers et du pergélisol
En Suisse aussi, les barrages sont confrontés à un risque accru d’inondation. «Nous sommes en train de réévaluer la capacité des déversoirs [dispositifs permettant d’évacuer l’eau en excès, ndlr]», indique Francesco Amberg. Sa principale préoccupation est l’accumulation de bois consécutive à de fortes précipitations. L’ingénieur souligne l’importance de prendre soin des forêts autour des réservoirs pour éviter que troncs et branches ne finissent dans le lac et n’obstruent les déversoirs.
Avec la hausse des températures, le pergélisol fond et les versants montagneux risquent l’instabilité. Ce qui augmente l’éventualité de glissement de terrain vers le lac et de raz-de-marée dévastateur, comme en 1963, au barrage de Vajont, en Italie. Les sédiments apportés par les eaux de fonte des glaciers sont une autre source d’inquiétude pour les exploitants. Ils ont une action abrasive sur les tuyaux et les turbines. Plus grave: ils s’accumulent dans le réservoir, réduisant ainsi sa contenance.
Au barrage du Val Verzasca, le lac de retenue étant avant tout alimenté par la pluie, les sédiments ne sont pas un problème. Au printemps, avec la fin des travaux de modernisation, le réservoir sera progressivement rempli et la vallée retrouvera ses eaux turquoise. Sur la crête du barrage, Francesco Amberg jette un dernier regard vers le bas. «Qui sait quand je pourrai à nouveau admirer un tel panorama».
(Traduction de l’italien: Pierre-François Besson)
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