Les gardiens de la précision suisse
Qui nous assure que, lorsque nous faisons le plein d'essence ou pesons des légumes dans le magasin, le chiffre affiché correspond à la quantité achetée? C’est la tâche des vérificateurs cantonaux et de l'Institut suisse de métrologie.
«Étrange, cela ne m’est jamais arrivé», murmure Urs Roseng. L’homme observe les poids de référence posés sur la balance, retire le plus grand, ajoute deux petits, puis un troisième. Il secoue la tête. «Une échelle imprécise, ça peut arriver, mais quatre dans le même magasin, c’est inhabituel.»
Nous sommes dans une boucherie à Hindelbank, un petit village de la campagne bernoise, et Urs Roseng est l’un des cinq vérificateurs du canton. Sa tâche est de vérifier la précision des appareils de mesure et les inexactitudes constatées sont excessives. Il a mis 15 kg sur la balance, mais l’écran affiche 25 grammes de plus. «Ce n’est pas tolérable», dit-il. La limite autorisée est de 7,5 grammes.
Un tricheur se cache-t-il derrière le visage amical du jeune boucher? «Je ne pense pas», réagit Urs Roseng. Selon lui, la raison de cette imprécision est un défaut d’étalonnage du fabricant. «Avec les nouveaux modèles, cela peut arriver.» Averti du problème, le boucher reste bouche bée. Quelques secondes plus tard, il est au téléphone avec le fournisseur. Dans quelques jours, la balance sera mise en conformité.
«Si nous voulons la précision, nous avons besoin de contrôles»
Maître mécanicien diplômé, Urs Roseng est vérificateur depuis neuf ans. Chaque jour, il parcourt le canton de Berne pour contrôler les balances des petits commerces, des magasins industriels, des stations-service et des appareils de mesure des gaz d’échappement. «C’est un service au consommateur, même si les mesures correctes sont dans l’intérêt de tous», souligne-t-il.
Après la boucherie, c’est une grande entreprise de conditionnement de légumes. Les carottes, les oignons et les pommes de terre sont emballés, pesés et étiquetés avant de se retrouver sur les étals du commerce de détail. Dans ce cas, la visite d’Urs Roseng est annoncée. «Sinon, je risquerais de devoir arrêter la production, le responsable ne serait pas très content», justifie-t-il.
Un kilo n’est pas toujours un kilo
Urs Roseng n’a contesté que 66 des 1 117 échelles vérifiées l’an dernier. Il s’agissait souvent de lacunes dans les scellés, de dysfonctionnements techniques ou de légères inexactitudes. Par exemple, en raison de la saleté accumulée sous la plaque ou d’une position inadéquate de la balance sur des surfaces instables. «Dans la plupart des cas, l’échelle indique moins qu’elle ne le devrait: les vendeurs sont donc très heureux de me voir arriver avec mes valises», dit-il.
Il n’est jamais tombé sur des manipulations volontaires. «Il faut une compréhension approfondie pour manipuler une balance. Peu de gens en seraient capables», explique-t-il. Mais il lui arrive souvent de trouver des échelles hors d’usage. «On trouve des agriculteurs de bonne foi qui vendent leurs produits directement à la ferme, en utilisant une balance achetée sur internet. Elles ne sont donc pas homologuées. Et c’est interdit.»
À quelques occasions seulement, il a dû signaler des infractions. En vigueur depuis 2013, la nouvelle ordonnanceLien externe sur les indications de quantité, qui prévoit l’obligation de déduire le poids de l’emballage, n’a pas été respectée par tous. «Certains boulangers ont continué à peser le sac en papier; ils ont été dénoncés», dit Urs Roseng.
Le faux tour pour avoir plus de carburant
Laissant derrière nous l’odeur pénétrante d’oignons, nous nous rendons dans une station-service. Urs Roseng veut vérifier le bon fonctionnement des pompes à essence. Ici aussi, surprise: la quantité indiquée à l’écran ne correspond pas à celle qui sort réellement du tuyau.
Au lieu de 30 litres, l’échelle de mesure du bac de référence indique 30,09 litres. Presque un décilitre de plus. Et lorsque le carburant est livré rapidement, en écrasant complètement le levier du pistolet, la quantité est supérieure à celle d’un remplissage plus lent.
L’excitation d’avoir déniché une astuce pour obtenir plus de carburant ne dure pas longtemps. La vitesse de remplissage n’est pas en cause, explique Urs Roseng.
«Le facteur décisif est lié à la température du carburant. Les quantités doivent donc être ajustées en fonction d’une température de référence. Au final, les écarts entre les litres indiqués et ceux livrés sont souvent insignifiants. Dans ce cas, une différence de 0,9 décilitres sur 30 litres rentre dans la marge de tolérance.»
Poids et mesuresLien externe En 1875, la Suisse signait à Paris, avec dix-sept autres Etats (dont ses voisins), la Convention du mètre et s’engageait à adopter les unités de mesure internationales. La loi fédérale de 1875 imposa le système métrique, fondé sur le mètre, le litre et le gramme, à partir de janvier 1877.
Un siècle plus tard, la Suisse révisa ses dispositions légales en la matière et adhéra en 1977 (entrée en vigueur en 1978) au système international d’unités (SI), dont les bases sont le mètre, le kilogramme, la seconde, l’ampère, le kelvin, la candela et la mole. Cette décision fut le dernier acte d’une histoire proprement nationale des poids et mesures.
En 2018, la 26e réunion de la Conférence générale des poids et mesures (CGPMLien externe), qui se tenait du 13 au 16 novembre à Versailles, a avalisé une nouvelle définition du kilogramme, en fonction de la constante de Planck. Grâce à la physique quantique, cette unité de mesure a désormais pour définition une formule mathématique et non plus un objet matériel.
«Le lieu où la Suisse est plus précise»
À l’instar des instruments de mesure qu’il contrôle quotidiennement, le vérificateur est aussi soumis à une vérification. Les cylindres métalliques de référence ont tendance à perdre du poids en raison de la micro abrasion ou de la sueur des mains, qui corrode le métal.
Périodiquement, Urs Roseng et les 55 autres auditeurs en Suisse doivent faire examiner leurs poids et leurs conteneurs à l’Institut suisse de métrologie (Metas). «Le lieu où la Suisse est la plus précise», comme l’indique une plaque, est le centre de compétence de la Confédération pour toutes les questions concernant la métrologie, les outils et les méthodes de mesure. Tous les outils utilisés dans les domaines du commerce, de la circulation, de la sécurité publique, de la santé et de la protection de l’environnement sont surveillés par Metas, selon son responsable de la communication, David Lehmann.
En 2017, les vérificateurs et Metas ont contrôlé 134 000 instruments de mesure et près d’un million de compteurs d’électricité. Le pourcentage de cas litigieux variait entre 7 et 12%, selon la catégorie d’appareil. Les résultats concernant les taximètresLien externe sont moins gratifiants. Les contrôles effectués sur les taxis en Suisse entre novembre 2017 et février 2018 ont montré qu’un compteur sur quatre indiquait une plus grande distance que celle parcourue. De nombreux clients ont donc payé plus que ce qu’ils auraient dû, bien que la différence ne soit que de quelques centimes.
Une seconde de retard tous les 30 millions d’années
Au niveau international, le Metas fait partie des institutions les plus avancées – et donc les plus précises – dans plusieurs domaines spécifiques, notamment les mesures de longueur, les micro-engrenages, les dispositifs de détection de vitesse (radar) et de faibles concentrations de gaz atmosphériques, explique David Lehmann.
Une des horloges atomiques au césium les plus précises au monde se trouve dans les locaux du Metas, à la périphérie de Berne. «Elle cumule une seconde de retard tous les 30 millions d’années», note David Lehmann. Pour nous faire comprendre la précision avec laquelle travaille l’institut qui, pour l’horloge atomique, atteint «15 chiffres après la virgule décimale», David Lehmann donne un exemple concret: «Imaginez un tas de feuilles de papier d’une hauteur de 10 km: la marge d’erreur est d’une à quelques feuilles.»
Mais toute cette précision, est-elle vraiment essentielle? Le porte-parole de Metas n’a aucun doute: «Pour nous, consommateurs, un gramme de différence change peu, mais pour certaines applications, nous avons besoin d’une précision maximale: nous pensons aux médicaments et aux pompes libérant de la morphine ou d’autres substances dans le corps. Avec quelques nanolitres [0,000000001 litres] de moins vous n’avez aucun effet, avec quelques nanomètres de plus, vous risquez de mourir.»
Révolution historique
Actuellement, Metas collabore avec des institutions du monde entier pour redéfinir le Système international d’unités. Certaines définitions, telles que le kilogramme, sont basées sur des artefacts matériels qui se dégradent avec le temps, explique David Lehmann.
L’idée est de redéfinir le kilogramme non plus sur la base du prototype stocké en France, mais en fonction de constantes physiques. C’est ce qu’a avalisé la 26e réunion de la Conférence générale des poids et mesures (CGPMLien externe), qui se tenait du 13 au 16 novembre à Versailles. Désormais, c’est en fonction de la constante de Planck que le kilo est défini. Grâce à la physique quantique, cette unité de mesure a désormais pour définition une formule mathématique et non plus un objet matériel. «Nous pourrons ainsi reproduire le kilogramme à tout moment et avec la même précision partout, dans le domaine de la métrologie, il s’agit d’une révolution historique», souligne David Lehmann.
Un changement d’époque qui n’aura aucun impact sur les consommateurs. Et même pas sur Urs Roseng qui continuera à transporter au travers du canton ses deux valises lestées de près de 20 kg chacune. Un travail de précision, certes, mais aussi d’endurance.
Traduit de l’italien par Frédéric Burnand
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