Quand l’étude du cerveau vient épauler la finance
Pour résister à la concurrence internationale, la place suisse mise sur la recherche et la formation en matière d'ingénierie financière. Sa dernière recrue est une pointure mondiale.
Nouveau professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, l’économiste Peter Bossaerts est un des meilleurs spécialistes de la neurofinance. Interview.
swissinfo: Vous venez du prestigieux Caltech, qu’est-ce qui vous a incité à vous installer à l’Ecole polytechnique de Lausanne?
Peter Bossaerts: Les opportunités, sous l’angle de la recherche, surtout. Le type de recherche que je pratique est assez cher. Or, la Suisse a décidé d’investir beaucoup plus, à la fois dans la recherche en finance fondamentale et dans les neurosciences.
Il se trouve que je suis la bonne personne, au bon endroit, au bon moment. On m’a fait une offre idéale. A Caltech, ma situation était déjà excellente mais j’avais quelques peines à obtenir des fonds de recherche.
La plupart de mes travaux en neuroéconomie/neurofinance, je les conduis avec des spécialistes des neurosciences. Et la plupart du temps, ils sont en Europe – à Cambridge, Londres, et bientôt Dublin. D’ici un an, l’Europe disposera d’un cercle important, avec des spécialistes des neurosciences et d’autre venant comme moi de l’économie.
swissinfo: Pourquoi cette recherche est-elle si chère?
P.B.: Elle est chère par comparaison avec ce qui se fait habituellement en finance et en économie. Normalement, on étudie des données historiques venant des marchés. Donc de l’extérieur. Moi, depuis dix ans, j’expérimente, avec des gens mis en situation.
swissinfo: Au fond, qu’est-ce que la neuroéconomie?
P.B.: C’est un mélange entre la théorie de la décision (une théorie de mathématique appliquée portant sur la prise de décision en univers risqué, ndlr) et les neurosciences.
Pour la finance ou l’économie, jusqu’ici, l’élément crucial était le comportement. On analysait les choix des acteurs économiques pour en déduire les préférences rationnelles. Souvent, pourtant, ces choix ne découlent pas seulement de préférences mais aussi de biais, d’erreur de calcul.
Il faut voir en effet que le risque financier est très particulier. C’est peut-être même le risque le plus imprédictible, très éloigné des risques présents dans la nature. Depuis les débuts de la bourse au XVe siècle seulement, nos cerveaux n’ont pas eu le temps de s’y adapter.
La neurofinance cherche donc à comprendre comment les choix se déterminent dans un monde risqué. Elle se penche sur le cerveau et prend en compte les émotions.
Dans la finance comportementale, on part de l’hypothèse que les émotions gênent la prise de décision financière. La neurofinance rejette cette opposition entre émotion et rationalité. L’émotion peut être un élément constitutif de la rationalité. Nous avons par exemple besoin d’un certain niveau d’émotion anticipée au moment de prendre des risques.
swissinfo: Concrètement, comment pratiquez-vous dans vos recherches?
P.B.: Le plus facile est de recourir au scanning du cerveau, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique et de l’encéphalographie.
On peut aller plus loin en travaillant avec des souris, qu’on soumet à des risques proches des risques financiers. L’avantage est de mieux pouvoir étudier l’aspect neuronal, notamment si le cerveau ne fonctionne pas entièrement.
La pharmacologie est une autre voie de travail. Nous étudions si, avec certains médicaments, il est possible de modifier le choix d’une personne. Dans ce domaine, l’avenir est très prometteur, car les liens constatés sont nombreux entre la prise de décision financière et les addictions au jeu, à la cocaïne, aux amphétamines, etc. Les mêmes parties du cerveau sont impliquées.
Il sera peut-être possible un jour de comprendre certaines addictions et certains problèmes psychiatriques par le biais de la théorie de la décision financière.
swissinfo: Quel est l’objectif de votre discipline, en définitive?
P.B.: Il y en a plusieurs. D’abord, faire avancer la question de la préférence des gens face au risque. Où sont les erreurs de calcul? Est-il possible de développer des outils pour les aider à prendre de meilleures décisions? Les aider par exemple à éviter la contagion des émotions…
Autre but: mieux connaître ce qui se passe dans le cerveau soumis à certains types de médicaments entrant en contradiction avec la dopamine ou la sérotonine par exemple.
La neuroéconomie doit aussi permettre d’améliorer la théorie de la décision, qui ne marche pas pour le monde réel où les règles sont floues et les probabilités ne sont pas connues. L’objectif est d’obtenir une intelligence artificielle fondée sur une théorie de la décision renouvelée.
swissinfo: Quelle est l’importance pour la Suisse de mener ce type de recherche?
P.B.: Un seul exemple: la fortune d’un nombre important de gens sur la planète est gérée en Suisse. Chaque portefeuille est orienté selon les préférences du client. Mais en réalité, on ne connaît pas ces préférences.
On lui pose des questions, on lui demande de faire des choix hypothétiques pour tenter de dégager ces préférences. Mais que se passe-t-il si une partie de ses choix reflètent des erreurs de calcul?
En clair, on dispose de portefeuilles qui mélangent les préférences du client et le biais de calcul du client. Il faudrait pouvoir les distinguer. Là déjà, j’espère que l’on pourra aider l’industrie suisse de la banque d’ici quelques années…
Interview swissinfo, Pierre-François Besson
L’ingénierie financière (techniques mathématiques et autres) est une discipline centrale pour l’économie suisse, qui dépend fortement de sa place financière.
Pour répondre à la concurrence internationale, banques, universités et pouvoirs publics ont créé en 2006 le Swiss Finance Institute. Un organe fédérateur dont l’objectif principal est de bâtir un centre de recherche et formation en banque et finance parmi les dix meilleurs mondiaux et les deux meilleurs européens.
C’est dans ce cadre que l’arrivée de Peter Bossaerts intervient, à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), qui prévoit l’ouverture d’un master en ingénierie financière l’an prochain.
Dorénavant professeur ordinaire à l’EPFL, ce chercheur de 47 ans vient du California Intitute of Technology (Caltech). Il a déjà enseigné à l’Université de Zurich en 2004.
Titulaire d’un doctorat en management, Peter Bossaerts est notamment expert de la théorie de l’allocation des actifs financiers et de la finance comportementale. C’est surtout l’un des pionniers mondiaux de la neurofinance.
Il a publié «The Paradox of Assets Pricing», une somme où il traite de la relation entre les modèles visant à prévoir les prix sur les marchés financiers, le comportement des individus qui agissent sur ces derniers et les prix réels.
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