Le brise-glace de l’expédition ACE a levé l’ancre pour le Sud
Le brise-glace de l’expédition dans l’Antarctique organisée par la Suisse a entamé samedi à Bremerhaven l’étape préliminaire de son voyage. L’Akademik Treshnikov doit rejoindre Le Cap, en Afrique du Sud, d’où l’Antarctic Circumnavigation Expedition (ACE) partira officiellement le 20 décembre pour faire le tour du pôle Sud en trois mois.
Quelques jours avant qu’il lève l’ancre, ce bâtiment impressionnant de 130 mètres de long était facile à repérer dans le port allemand. Pour la première fois depuis bien longtemps, le soleil avait percé la couche de nuages couvrant la mer du Nord et enflammait sa coque rouge-orange alors que le chargement battait son plein.
C’est la première grande expédition mise sur pied par le Swiss Polar Institute.Lien externe Le moment est bien choisi: à l’extrême sud de la terre, les jours sont désormais aussi longs qu’en été dans le nord de l’Europe. Le navire scientifique a son port d’attache à Saint-Pétersbourg et bat pavillon russe.
À bord, vingt-deux équipes, réunissant au total 55 chercheurs de 30 pays, s’efforceront pendant trois mois de percer les secrets encore cachés aux confins du monde. Il y aura également quatre projets suisses qui occuperont une dizaine de scientifiques. Les connaissances recueillies dans l’Antarctique devraient contribuer à la compréhension du changement climatique et de ses conséquences. En Suisse, la fonte des glaciers en est le signe le plus évident. C’est une des raisons de l’intérêt des chercheurs suisses pour le pôle Sud et ses glaces éternelles.
Préparation minutieuse
Travailler près d’une centaine de jours en haute mer demande une planification très élaborée. Les participants ont passé près d’une demi-année à coordonner les projets, établir les listes d’équipements nécessaires, préparer le matériel et à faire leurs caisses. Sur les quais de Bremerhaven, trois jours avant le départ, le professeur de biogéochimie marine Samuel Jaccard assiste au chargement: «Il y a encore beaucoup à faire», dit-il.
ACE
L’Antarctic Circumnavigation Expedition (ACE) est le premier projet d’envergure du Swiss Polar Institute (SPI), fondé en avril 2016. Ce centre interdisciplinaire basé à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) est un consortium d’universités suisses composé de l’EPFL, de l’Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage WSL, de l’EPF Zurich et de l’Université de Berne. Il a été cofondé avec les Editions Paulsen.
Le SPI résulte d’une initiative de l’homme d’affaires Frederik Paulsen. Cet aventurier passionné par l’exploration des pôles finance la majeure partie de l’expédition ACE. Les vingt-deux projets qui y prennent part ont été sélectionnés par une commission d’experts parmi une centaine de dossiers.
Le Swiss Polar Institute doit aussi permettre de renforcer la position de la Suisse dans le cadre des accords internationaux sur l’avenir des régions polaires. En 1990, elle a signé le Traité sur l’Antarctique qui réserve cette région aux activités pacifiques, en particulier à la recherche scientifique et au tourisme. Il proscrit également l’exploitation de ses ressources naturelles, contrairement à ce qui prévaut dans l’Arctique.
Les grandes grues fixées sur le navire sont en train de charger les victuailles: des cornflakes, de l’huile de cuisine, du thé froid, du riz… – il faudra manger ce que l’équipage russe mettra sur la table. Le navire emporte aussi une bonne cargaison de champagne et les bouchons sauteront certainement en haute mer pour Noël et Nouvel An.
A bord, l’homme d’affaires suédois Frederik Paulsen reçoit des invités. Etabli en Suisse, il assume l’essentiel des coûts de l’expédition.
Sur la terre ferme, Samuel Jaccard attend, avec sa collègue Christel Hassler, professeure de biogéochimie marine et lacustre à l’Université de Genève, que les grues chargent trois conteneurs remplis de matériel suisse. Le premier contient un laboratoire dit «salle blanche», le deuxième est bourré d’équipements et le troisième comprend notamment un laboratoire à température constante dans lequel les Suisses pourront mener des expériences à 4 degrés.
La grue est occupée à charger d’autres choses. Les deux chercheurs en profitent pour aller voir les cabines sous le pont. Elles sont spacieuses et fonctionnelles. Le sol est en lino. À gauche et à droite, il y a deux couchettes superposées. Des rideaux assurent un minimum d’intimité. Un petit sofa, une table et une chaise se trouvent au milieu. La chaise peut être fixée au sol lorsqu’il y a des vagues.
Les chercheurs doivent avoir le pied marin
«Je dors en bas, il n’y a pas de discussion», dit Christel Hassler. Lors de l’expédition précédente, elle a été blessée à l’épaule après avoir été jetée au sol par une forte mer alors qu’elle grimpait dans la couchette du haut. Quant aux vagues… les gens chez qui le mal de mer ne passe pas après quelques jours ne tiendraient jamais un mois. Il faut avoir la main ferme pour mener les expériences. Les chercheurs doivent aussi être en mesure de travailler sur leurs ordinateurs.
Pendant ce temps, on a l’impression que le pont supérieur est envahi par des groupes d’étudiants qui emménagent tous en même temps dans des colocations. Ici, un collègue canadien branche un ordinateur, à côté s’empilent les appareils et les caisses. Des câbles longent les couloirs où s’alignent les bidons et les récipients de tous genres. Chaque objet amené à bord est répertorié sur une des listes tenues par David Whalton, le coordinateur des recherches, installé plus haut dans sa centrale de commandement. Il fait le lien entre toutes les équipes. Les listes ont été établies en coopération avec le capitaine.
Le travail sera organisé en équipes qui se relayeront durant le voyage. Non seulement parce que les chercheurs ont besoin de pauses et de sommeil, mais parce que cela leur permettra parfois d’utiliser les mêmes appareils. «Le quotidien sera dicté par le travail», relève Samuel Jaccard. Prélever des échantillons chaque fois que c’est possible – le sommeil, les repas et les loisirs s’organiseront là autour.
A 1500 mètres de profondeur
C’est sa troisième expédition, mais la première dans les glaces. Christel Hassler, en revanche, repartira déjà pour la cinquième fois dans l’Antarctique. «C’est assez exceptionnel qu’il y ait autant d’équipes à bord», relève-t-elle. En général, un bateau se concentre sur un ou deux projets. Cela ne doit pas être facile d’en coordonner vingt-deux. Un plan a, bien sûr, été établi pour déterminer quelle équipe peut utiliser quelle infrastructure à quel moment. Mais il suffit que deux jours de tempête interrompent le travail pour qu’il soit perturbé.
Si tout se passe bien et si le temps est de la partie, les Suisses veulent faire des prélèvements d’eau en douze endroits prédéterminés et à différentes profondeurs. Pour cela, une espèce de rosette équipée de récipients sera treuillée jusqu’à 1500 mètres de profondeur. Pour en étudier les particules, il faut s’assurer que les échantillons seront exempts de toute contamination. L’équipe de l’Université de Berne autour de Samuel Jaccard aimerait comprendre le métabolisme du fer dans les microorganismes et déterminer quelle proportion de carbone se trouvant dans l’air est absorbée par l’océan.
«Nous étudions la teneur en chrome du plancton que nous prélevons», explique le Bernois. L’objectif est d’établir la part de dioxyde de carbone que le phytoplancton est en mesure de stocker dans l’océan. On pourra ensuite en tirer des conclusions sur la concentration de CO2 dans l’atmosphère.
Des kilomètres de câble
Les quantités de chrome en jeu sont si infimes que le câble métallique qu’on utiliserait normalement pour puiser les échantillons dans l’eau risque de fausser les résultats. C’est pourquoi, sur la terre ferme, un ouvrier dévide depuis des heures des kilomètres de câble d’un treuil afin de les remplacer par un câble en matière synthétique. Cela doit permettre d’éviter une contamination des prélèvements.
Pour leur part, les chercheurs de l’Institut Paul Scherrer entendent profiter de la pureté de l’air de l’Antarctique pour examiner l’interaction des petites particules dans l’atmosphère. L’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) concentrera, elle, son attention sur l’influence que les conditions météorologiques régnant au pôle Sud ont sur de petites îles isolées. L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) étudiera la baisse de la teneur en sel de l’Antarctique provoquée par le changement climatique. Et Christel Hassler examinera le rôle joué par les bactéries et les virus dans la transformation des éléments dans l’eau.
Après avoir assisté au chargement, la chercheuse et son collègue bernois devaient retourner en Suisse. Ils retrouveront le navire en janvier à Hobart, en Australie, où ils succèderont à une autre équipe suisse pour le deuxième tiers de voyage. Samuel Jaccard se réjouit déjà de cette aventure: «On ne traverse pas tous les jours des contrées pareilles».
(Traduction de l’allemand: Olivier Hüther)
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