Une app suisse sur les traces de Clubhouse
Lorsque le média social Clubhouse a franchi la grande muraille numérique chinoise, en début d’année, une application suisse de salle de réunion audio se préparait à faire sa propre entrée dans un espace de plus en plus concurrentiel.
En février dernier, Clubhouse a fait les gros titres dans le monde entier lorsqu’elle a échappé à la censure chinoise, permettant à des gens de discuter librement de tout sujet de leur choix – pendant quelques jours, avant d’être fermée. Cette aventure chinoise aurait alors permis à l’application de discussion audio de gagner des millions d’utilisateurs hors de Chine.
Toute cette agitation n’a pas échappé aux créateurs d’une application suisse concurrente, AngleLien externe, lancée le 30 mars. Mais son cofondateur Matthias Strodtkoetter assure en avoir eu l’idée indépendamment de cela, avant même de connaître Clubhouse.
Chercheur en informatique quantique à l’Université de Tokyo en 2016, Matthias Strodtkoetter était frustré de ne pas pouvoir trouver un endroit où partager des idées avec un nombre limité de collègues chercheurs dans ce domaine de pointe. Les réseaux en ligne qui reliaient des groupes spécifiques de personnes étaient coûteux et peu conviviaux.
«J’ai pensé qu’une plateforme qui mettrait en relation des personnes ayant des intérêts similaires et qui permettrait des conversations orales significatives changerait la donne», explique-t-il. Mais cette idée est restée dans un tiroir pendant quatre ans jusqu’à ce que Matthias Strodtkoetter, alors de retour en Suisse, s’associe à deux autres cofondateurs pour lancer le projet Angle en 2020.
«Les plateformes sociales se transforment souvent en une perte de temps à cause du défilement sans fin de flux remplis de bruit», explique ce jeune homme de 31 ans, qui a également étudié à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). «L’esprit d’Angle est comparable à la Rome antique, où les gens se réunissaient souvent dans des jardins pour philosopher sur la vie et la société. C’est un besoin humain fondamental, mais l’humanité est en train de perdre ce type de contact profond.»
Moment opportun
Robert West, professeur associé au Laboratoire de science des données de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), estime que ces plateformes arrivent à point nommé. Avec la pandémie de coronavirus, les gens aspirent à des formes plus traditionnelles de contact social et beaucoup ont une «fatigue de Zoom». Les salons de discussion uniquement audio éliminent la distraction des flux vidéo et textuels et se concentrent exclusivement sur la conversation orale.
«C’est un retour à la manière dont les conversations se déroulaient avant que les gens ne commencent à vérifier leurs messages sur les smartphones au milieu d’une discussion. Ces nouvelles plateformes ramènent les gens au moment présent. Ils doivent se présenter au bon endroit, au bon moment et écouter», estime Robert West.
Et de poursuivre: «il y a une forte composante sociale dans nos vies – si on l’enlève, cela laisse un grand vide. Certains médias sociaux devraient être appelés ‘asociaux’, car ils détruisent les relations classiques.»
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Concurrence acharnée
Les quelques milliers d’utilisateurs qui ont testé la version prototype de la plateforme Angle ont créé des groupes de discussion sur des sujets aussi divers que les voyages, les arts martiaux, les présentations de start-up de type «Shark Tank», les problèmes de santé mentale et la photographie.
La concurrence pour attirer des utilisateurs réguliers devient déjà féroce. Outre Clubhouse, Twitter a également annoncé son intention de créer une offre similaire appelée Twitter Spaces. Inspirés par la popularité, brève mais significative, de Clubhouse en Chine, plusieurs imitateurs chinois sont sur le point de lancer des plateformes conformes aux normes de l’État. Parmi les autres acteurs qui se pressent au portillon, citons Sonar, School Night, Chalk et Discord.
Robert West estime qu’il est trop tôt pour dire quelles plateformes vont réussir et lesquelles vont échouer. «C’est hallucinant de penser que WhatsApp a été vendu à Facebook pour 19 milliards de dollars (17,8 milliards de francs) en 2014, alors que cette application n’avait rien de vraiment si spécial. Les fonctions de chat existent depuis les années 1980. Mais ils ont touché le point sensible avec les smartphones», déclare-t-il.
Modération contre censure
Un autre défi sera de modérer les discussions sans devenir un censeur autoritaire. Les discussions de groupe sur des sujets controversés peuvent s’enflammer avec des opinions tranchées, des insultes, des injures et des faits non vérifiés ou des fake news. C’est un problème qui a donné du fil à retordre à des sites comme Twitter et Facebook au cours des derniers mois.
«La modération est un défi auquel est confrontée toute plateforme qui autorise le contenu généré par les utilisateurs. Il n’existe pas de solution simple», estime Matthias Strodtkoetter. Ce dernier compte en premier lieu sur les utilisateurs pour qu’ils s’autogèrent en signalant les comportements indésirables aux administrateurs des groupes. «À l’avenir, nous introduirons des solutions techniques pour détecter et traiter automatiquement les mauvais comportements. Mais même dans ce cas, il y aura toujours une fraction de cas marginaux qui mettront à l’épreuve la frontière ténue entre modération et censure», précise-t-il.
Angle a également besoin de gagner de l’argent pour survivre. La start-up étudie deux façons de monétiser le service. La première est similaire à Clubhouse: permettre aux groupes de vendre des tickets pour des discussions de groupe ou de vendre leurs services, Angle prenant une part du gâteau. L’autre possibilité se rapproche de l’application musicale Spotify, qui dispose d’un service premium distinct avec des fonctionnalités améliorées pour ceux qui sont prêts à payer pour.
Matthias Strodtkoetter ne se fait pas d’illusions: afin de battre la concurrence, Angle doit combiner l’atmosphère la plus attrayante pour chatter avec des fonctions techniques, pour permettre par exemple de recommander le meilleur choix de groupes de discussion. «Bien sûr, Angle doit surmonter les défis de croissance de toute plateforme Internet grand public, dit-il. Internet a prouvé, à maintes reprises, qu’au final, les meilleurs produits gagnent.»
(Traduction de l’anglais: Olivier Pauchard)
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