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Cannibales, cannibeaux!

Bon appétit! Alain Germond, Musée d'Ethnographie de Neuchâtel

Le Musée d'Ethnographie de Neuchâtel a dévoilé ce week-end sa nouvelle exposition: «Le Musée cannibale». Lucide. Drôle. Et appétissante.

«Nous sommes tous des juifs allemands», braillait-on en 68 par solidarité avec Dany le Rouge, soudain interdit de retour au Royaume de Charles de Gaulle. A l’heure de la globalisation, «nous sommes tous des anthropophages», répond Jacques Hainard, Grand Sorcier du Musée d’Ethnographie de Neuchâtel (MEN).

Des anthropophages, donc. Et les ethnologues un peu plus que les autres. Dès 1850, ils ont consciencieusement pillé moult sociétés pour en rapporter des quantités d’objets, puis les rassembler, les trier, les étiqueter, et les exposer en fonction de critères aussi éminemment subjectifs qu’occidentaux.

Il faudra attendre les années 1960 et la décolonisation pour qu’un doute s’immisce dans leur collectionnite suraiguë. Et les années 80 pour que l’ethnographie comprenne qu’elle pouvait réfléchir à propos d’une société sans en récolter le moindre objet matériel. Mais que faire, par conséquent, des innombrables artefacts récoltés pendant plus d’un siècle?

Voilà ce que Jacques Hainard voulait évoquer dans son exposition. Mais au vu du goût du Monsieur pour l’image choc, voire sulfureuse, encore fallait-il trouver une métaphore efficace pour rendre la réflexion percutante, visuelle… et drôle. Le cannibalisme joua ce rôle.

A vos marmites!

Mise en scène superbe. Eclairages somptueux. Grâce notamment à la scénographie de Sabine Crausaz, on ne sait plus si on est dans un musée d’ethnographie ou dans un centre d’art contemporain. Contradictoire avec le propos? Pas pour Jacques Hainard: «L’esthétique est quelque chose d’important. Mais il faut que tout signifie. La lumière, les décors, tout participe du discours. Et si le discours est bon, l’esthétique suit».

L’exposition est organisée en huit sections. Pour commencer un gigantesque mur d’objets disparates émerge de l’obscurité. C’est «L’embarras du choix». Suivent, sur un ton indéniablement humoristique, les différentes étapes que traverse un objet ethnologique: «Le goût des autres», «La chambre froide», «La boîte noire». Celle où l’on concocte les menus des musées, selon les marottes de chacun. Et là, quelques fléchettes volent: «Juxtaposition à la Jean Clair», «Esthétisation à la Barbier-Müller», «Association poétique à la Harald Szeeman»…

Puis l’on passe par une somptueuse salle à manger, où les différentes approches muséographiques possibles sont parodiées sous forme de banquet. Suit alors la sieste, dans un très sécuritaire cocon de verre, et enfin, une section intitulée «Cannibale toi-même»… La table de la Cène y trône, et ses treize couverts, dominées par des photos sanguinolentes (films, happenings) transformées en vitraux. Une façon de rappeler que l’acte dit de la Communion fonctionne lui-même sur une symbolique anthropophage.

«Il faut frapper violemment pour que les gens comprennent bien qu’on ne peut pas se contenter du ronronnement et des bonnes intentions, martèle le conservateur. Il faut passer à l’action, et donc dire les choses. Moi, dans mon quotidien, je souffre de tous ceux qui n’osent pas dire, de tous ceux qui font semblant, qui voilent et qui cachent».

L’ethnographie en guise de miroir

Au travers du «Musée cannibale», il ne s’agit donc plus pour l’ethnographe de parler de l’autre, mais bien de soi… «C’est la direction dans laquelle j’aimerais engager l’institution, confie Jacques Hainard. Vers une anthropologie de soi.»

Et d’ajouter: «Nous fabriquons un discours sur le monde et sur les autres. Mais à partir de là, si nous comprenons pourquoi nous pensons comme nous pensons, pourquoi et comment nous fabriquons des stéréotypes, quand nous aurons bien ‘anthropologisé’ notre propre comportement, nous pourrons nous positionner par rapport à d’autres savoirs, à d’autres discours.» Et le conservateur cite le 11 septembre comme preuve de l’inculture occidentale, et de son enfermement dans des schémas mentaux dangereux.

Aujourd’hui, de la mauvaise conscience plein leurs vitrines, les musées d’ethnographie ont tendance à s’excuser d’exister en se trouvant d’autres appellations, par exemple «Musées des cultures», ou «Musée du Quai Branly» à Paris. Mais pas le MEN, qui adore jouer les troublions: «Notre ambition, c’est de proposer toujours un discours interrogatif et de traiter des questions en rapport avec l’actualité».

L’actualité, aujourd’hui, c’est aussi le débat sur la restitution des biens culturels. Jacques Hainard y est opposé, et y préfère la mise à disposition des collections du MEN sur son site web (pour l’heure, 20’000 objets sur 35’000 environ).

«La manière de fonctionner des sociétés dans lesquels ils devraient retourner n’est pas adéquate, dit-il. Renvoyer des objets dans certaines sociétés ferait que les gens qui les recevrait ne sauraient pas quoi en faire. Dans une tradition orale, il y a eu des hiatus, des ruptures qui font que la connaissance n’est pas là pour pouvoir en profiter.»

Cannibale, va! Mais un cannibale n’a pas nécessairement tort.

swissinfo/Bernard Léchot

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