Cette vie qui épanouit les uns et casse les autres
Des huit nouveaux Pôles de recherche nationaux (PRN) choisis par la Confédération au printemps, un seul concerne les sciences humaines. A Lausanne et à Genève, le psychologue social Dario Spini et ses collègues étudient les parcours de vie et leurs accidents.
Par définition, une étude sur les parcours de vie dure longtemps. En décrochant le statut de PRN, les chercheurs lémaniques obtiennent la garantie de pouvoir suivre leurs sujets sur au moins 12 ans. A la grande satisfaction de Dario Spini.
swissinfo.ch: Sept nouveau Pôles en sciences exactes, un en sciences sociales…. C’est le reflet du soutien à la recherche en Suisse ?
Dario Spini: Oui et non. Evidemment, je suis très content, d’autant que c’était le troisième concours qu’on faisait. Au Fonds national de la recherche, on voit que les sciences humaines et sociales récoltent à peu près 25% des fonds. Mais si l’on considère uniquement les Pôles, 20% sont dans nos disciplines et ne récoltent que 8% de l’argent. Donc, en termes financiers en tout cas, l’investissement dans les sciences humaines et sociales est inférieur à ce qu’on pourrait attendre.
swissinfo.ch: En sciences exactes, les retombées économiques sont plus importantes …
DS: Certainement. Il est clair que s’il y a par exemple des brevets pharmaceutiques à la clé, ils arrivent à attirer beaucoup plus d’argent que nous, également du secteur privé. Il faut bien comprendre que le processus de sélection des Pôles est à deux étapes. Ce sont les scientifiques qui sélectionnent en premier [et ils avaient proposé 2 Pôles en sciences humaines sur 10], mais le choix final revient aux politiques.
swissinfo.ch: Venons-en à ces parcours de vie: est-ce que les individus ont plus de chances d’avoir un parcours perturbé à notre époque qu’à d’autres ?
DS: Certainement. En tout cas, il y a des nouveaux risques qui apparaissent de manière plus systématique. Si on pense à la vie familiale, plus grand risque de divorce, plus grand risque de vivre dans une famille recomposée, ou alors seul… Il y a de nouvelles tendances qui deviennent assez fréquentes pour qu’on puisse dire que ce sont de nouveaux phénomènes.
Dans le monde du travail également. Il faut abandonner l’idée qu’on va faire carrière dans une entreprise. Il y a évidemment plus de flexibilité, mais pour l’individu, c’est aussi beaucoup d’incertitudes, quant à la retraite par exemple. Beaucoup de gens voient que 65 ans, c’est un âge assez théorique. Souvent, c’est avant. Soit parce qu’ils le décident, mais aussi parce qu’ils doivent le subir. Et ça donne des fins de carrière qu’on n’avait pas du tout prévues.
swissinfo.ch: Les gens qui tombent dans la précarité, puis dans la marge sont au centre de vos études. Peut-on identifier les facteurs qui les font tomber ?
DS: Il y a des événements qui peuvent marquer des tournants. On les connaît encore assez peu, mais Serge Paugam, un des spécialistes de ces questions en France, montre que dans les histoires de vie des personnes qui se retrouvent à la rue, on a souvent un conflit de couple. Ce sont des gens qui ont mal vécu un couple, soit parce qu’il y a eu de la violence, ou une rupture pas acceptée… C’est donc ces événements-là qu’on va essayer de retracer.
Je pense aussi qu’on va montrer – et c’est d’ailleurs un résultat de recherche – que si vous prenez un événement comme le divorce, dans 90% des cas, les gens s’en sortent, ont des réseaux d’amis, des ressources matérielles, des ressources psychologiques.
swissinfo.ch: La droite conservatrice fait souvent l’amalgame entre immigration et criminalité. Qu’en dit le scientifique qui étudie les parcours de vie ?
DS: Il n’y a pas de réponse simple. En politique, tout le monde a son avis, souvent fondé sur des informations fausses. Toutes les réalités existent… Il y a des facteurs qui se confondent et notre rôle sera justement de bien démêler les trajectoires, qu’elles soient liées aux migrants, à des conditions sociales, à des parcours professionnels souvent en rupture, etc. La réponse «étranger=criminel» est trop facile, trop politique. Et je doute fort que nos recherches débouchent sur cette équation-là.
swissinfo.ch: Face à ces nouveaux risques, est-ce que nos politiques sociales sont adaptées ?
DS: On a vraiment l’impression que l’administration travaille avec des catégories: il y a un guichet pour les sans-emploi, un pour les malades, etc. Notre objectif dans la recherche, c’est aussi de montrer que ces domaines ne sont pas indépendants les uns des autres. Quelqu’un qui a des problèmes de santé risque d’avoir des problèmes de travail et de famille, et il faudrait traiter cela ensemble.
Quant à la question des moyens, j’ai une position très dogmatique, même si je sais qu’elle n’est pas réaliste en Suisse: j’estime qu’on ne devrait pas toujours soumettre les politiques sociales à l’économie. Trop souvent, on dit «s’il y a de l’argent, on fait, s’il n’y a pas d’argent, on ne fait pas». Et moi, j’aimerais bien que l’on se pose la question «dans quelle société voulons-nous vivre ?»
Par exemple – et c’est peut-être une des réflexions qu’on pourrait avancer un peu avec ce Pôle aussi -, dans le cas des retraites: est-il juste qu’un professeur arrête à 60 ans ? Je ne suis pas sûr, peut-être qu’il devrait aller jusqu’à 80. Mais c’est certainement juste qu’un ouvrier de chantier arrête à 50 ou à 55. On entre alors dans des discussions beaucoup plus intéressantes que simplement de savoir si on a les moyens ou pas de payer à 65 ans.
Titre: PRN LIVES – Surmonter la vulnérabilité: perspective du parcours de vie.
Contribution fédérale pour les quatre premières années: 14,5 millions de francs (renouvelable deux fois).
Réseau: Les deux institutions-hôtes sont les Universités de Lausanne et de Genève. Le PRN concerne aussi l’Institut des hautes études en administration publique de Lausanne, la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale et l’Université de Berne.
Directeur: Professeur Dario Spini, Institut interdisciplinaire d’étude des trajectoires biographiques, Université de Lausanne.
Objectif: Cerner les mécanismes qui font que certains individus s’adaptent mieux que d’autres à l’évolution de la société.
Contenu: Le PRN vise à mieux comprendre l’apparition de la vulnérabilité et les moyens de la surmonter. Jusqu’ici, les études se sont concentrées soit sur des observations à court terme, soit sur des domaines partiels de l’existence (travail et famille, santé) ou sur des phases déterminées de la vie. Les quinze sous-projets du PRN se caractérisent par une démarche novatrice, interdisciplinaire et globale. Elle consiste à considérer et à analyser l’intégralité du parcours de vie d’un individu et à saisir les situations individuelles dans leur contexte historique et institutionnel.
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