Mai 68 ou la (ré)invention du sexe
A l'époque, l'école n'était pas mixte, les filles ne portaient pas de jeans, l'Eglise censurait la culture et contrôlait la sexualité. La philosophie hippie a fait sauter les verrous et les femmes ont conquis leur liberté.
«Cette année-là, j’avais 16 ans et les femmes m’ont appris que les soixante-huitards étaient des machos qui profitaient de la situation.» Andreas Gross, député socialiste, dit tout haut ce qui se pensait parfois tout bas sur les acrobaties du sexe et de la politique au sein des mouvements étudiants.
«C’était pour l’amour que j’allais aux assemblées, mais on sauvait les apparences car les marxistes-léninistes étaient plutôt coincés», raconte une ex-militante.
Et pourtant, la mini-jupe fait scandale, les soutiens-gorge sont brûlés en public, le jeans moule, le corps se dévoile et le slogan «Faites l’amour, pas la guerre» est consciencieusement mis en pratique, et pas seulement dans des orgies enfumées au cannabis.
Disposer de son corps
Parallèlement, les féministes luttent pour la libération du corps: séparer la sexualité de la reproduction au profit du droit au désir et au plaisir sans risque.
«Publiquement, il y a eu une désinstitutionnalisation du corps, dont la sensualité s’est libérée des autorités politico-religieuses qui gouvernaient depuis des temps ancestraux», explique Philip Jaffé, professeur de psychologie à l’Institut universitaire Kurt Bösch à Sion.
L’été dernier encore, Benoît XVI («Foi et raison»), a qualifié Mai 68 de «période de crise de la culture occidentale». Les catholiques campent sur leur rigueur en matière de préservatif ou de divorce. Ici et là, nos sociétés remettent en cause des acquis comme l’avortement mais, pour ce qui est des mœurs, un retour de manivelle semble difficile.
Nouvelle culture de l’amour…
Tout a commencé en 1948 avec le «Rapport Kinsey» sur les habitudes sexuelles des Américains. «C’était la fin du tabou sur la sexualité, surtout féminine», rappelle Francesco Bianchi-Demicheli, président de la Société suisse de sexologie.
Ce médecin sexologue des Hôpitaux universitaires de Genève ajoute: «La pilule et le contrôle des maladies sexuellement transmissibles ont bouleversé les représentations sociales et la vie quotidienne.
Puis, on a cessé de considérer l’homosexualité comme une maladie, ce qui a fait avancer la réflexion sur l’orientation sexuelle. Les gens ont commencé à ne plus se sentir coupables ou honteux, et cette nouvelle culture de l’amour nous aide à soigner les troubles sexuels.»
…ou de la violence?
Pour certains, les transgressions soixante-huitardes ont surtout libéré la pornographie. Un peu simplificateur, pour Francesco Bianchi-Demicheli: «La pornographie a toujours existé mais si elle est plus accessible, c’est par le développement des technologies et du marketing. Si bien que les jeunes entrent de plain pied dans cette ‘culture de la violence’ via les jeux et divertissements qui leurs sont vendus.»
Philip Jaffé relève, lui, que l’explosion porno des années 70 et 80 en provenance des pays scandinaves a créé le mythe de la performance. Cela, ajouté à la crudité des images, peut faire problème: «La sexualité, avec ses provocations et son narcissisme, a quitté le giron feutré du couple pour s’étaler sur la place publique».
«Cette imagerie affichée et médiatisée avec un réalisme cru a des effets pervers sur les jeunes, qui tendent à privilégier la sexualité au détriment du romantisme, des liens sensuels et relationnels.» Sans être catastrophiste, le psychologue relève chez les ados «une difficulté à rêver la sexualité».
La morale: un peu ou beaucoup?
Philip Jaffé regrette aussi une sorte de flottement social dans la fixation des repères nécessaires à l’intimité et à la psychologie des jeunes: «Les adultes ne formulent pas un discours clair et ne leur transmettent pas la ‘moralité (non pas la morale) sexuelle’ indispensable à leur épanouissement.»
Au contraire, l’avocat Jacques Barillon parle d’un retournement vers l’ordre moral: «La libération des mœurs se traduit encore dans les esprits mais je constate de plus en plus de tentatives pour placer la sexualité sous haute surveillance de l’Etat, par ceux-là mêmes qui, à l’époque, militaient pour cet épanouissement.»
Voici un extrait d’un livre cosigné par l’avocat («Le nouveau code de la sexualité»): «Un homme a-t-il le droit de refuser d’être père? Non. Draguer une collègue de travail présente-t-il un risque? Oui. Une association peut-elle faire interdire un film jugé pornographique? Oui.»
Et d’ajouter pour swissinfo qu’on recourt de plus en plus au juge pour régler des problèmes sur fond de sexualité: «Le champ de la délinquance ne cesse de s’étendre, ne se limitant plus comme autrefois aux sexualités dites ‘déviantes’.»
En un mot, notre société politiquement correcte nous conduit tout droit au néo-puritanisme qui déferle depuis vingt ans sur les Etats-Unis, un «vrai marécage» conclut Jacques Barillon.
swissinfo, Isabelle Eichenberger
Alfred Charles Kinsey, fondateur de l’Institut pour la recherche sur le sexe, publie en 1948 «Sexual Behaviour in the Human Male» et, en 1953, «Sexual Behaviour in the Human Female» (réédités en 1998).
1955: l’Américain Gregory Pincus invente la pilule contraceptive (disponible en Suisse dès 1961) et le philosophe Herbert Marcuse publie «Eros et Civilisation».
1957: redécouverte de «La fonction de l’orgasme» écrit en 1927 par le psychanalyste Wilhelm Reich.
1967: revendications sexuelles avec l’occupation par les garçons du bâtiment des filles de l’Université française de Nanterre.
1968: les femmes se dénudent et brûlent publiquement leur soutien-gorge.
1971: les Etats-Unis reconnaissent l’homosexualité.
1981: le sida (provoqué par le virus de l’immunodéficience humaine, VIH) est reconnu aux Etats-Unis par les autorités sanitaires.
2002: entrée en vigueur en Suisse du «régime des délais» en matière d’avortement (dans les 12 premières semaines), approuvé par le peuple.
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