Passe-plat des États-Unis ou un diplomate suisse tout à fait neutre? Thomas Schneider défend un accord clef sur l’IA au terme de son mandat
Le diplomate suisse Thomas Schneider a négocié un traité historique sur l’intelligence artificielle, obtenant un consensus mondial sur la protection des droits humains face à l’évolution des technologies. Mais sa réussite suscite la controverse, ses détracteurs l’accusant d’avoir fait des compromis sur des principes essentiels. Nous l’avons rencontré alors qu’il s’apprêtait à quitter le Conseil de l’Europe, institution en difficulté.
L’intelligence artificielle (IA) devrait-elle être autorisée à discriminer des personnes en raison de leur genre et de leur couleur de peau, à prendre des décisions en matière d’accès au crédit et aux services de santé et à utiliser nos données à des fins de manipulation et de surveillance? Voici encore quelques mois, il n’existait aucun accord mondial juridiquement contraignant pour lutter contre les violations des droits humains commises à l’aide de systèmes d’IA. Mais après des années de travail, le Conseil de l’Europe (CdE) en a élaboré un, grâce à la contribution importante de la Suisse.
Mener des négociations internationales sur des questions aussi complexes peut épuiser même les diplomates les plus chevronnés. Pourtant, lorsque Thomas Schneider entre dans la salle de réunion du Conseil de l’Europe, il semble serein. En mars dernier, les 46 États qui composent le Conseil, ainsi que onze observateurs, parmi lesquels les États-Unis, le Canada et Israël, se sont mis d’accord sur la toute première Convention mondiale sur l’IALien externe. C’est le diplomate suisse qui a dirigé les négociations autour de cet accord.
Ce traité historique protège les citoyennes et citoyens contre l’utilisation dangereuse des technologies de l’IA. Il est considéré à la fois comme une étape décisive dans la lutte contre les menaces que l’IA fait peser sur les droits humains, la démocratie et l’État de droit, et comme un triomphe personnel pour Thomas Schneider.
En cette matinée de la mi-septembre à Strasbourg, à la veille de la fin du mandat de Thomas Schneider en tant que président du Comité sur l’intelligence artificielle (CAI) du Conseil de l’Europe, les discussions portent sur un outil non contraignantLien externe qui permettrait aux gouvernements d’évaluer les risques et les impacts liés à l’IA.
Les représentant-e-s des ONG et des organisations de la société civile présent-e-s ce jour-là ne fondent pas tous leurs espoirs sur cet outil pour obtenir une véritable avancée en matière de droits humains.
Des organisations de la société civile craignentLien externe que la Convention sur l’IA soit trop floue pour être réellement efficace et que le non-respect du texte soit difficile à prouver, aboutissant à l’absence de véritables sanctions ou de peines concrètes.
«Certains États insistent pour modifier la formulation, car ils n’entendent pas assumer la moindre obligation», explique Francesca Fanucci lors d’une pause dans les négociations. La conseillère juridique principale du European Centre for Non-Profit Law s’inquiète du manque d’obligations précises. Les accords sont alors édulcorés et deviennent de «simples déclarations d’intention».
Sous pression pour conclure un accord
Plusieurs organisations ont accuséLien externe le Conseil de l’Europe de s’être empressé de conclure un traité mondial pour de mauvaises raisons. Les critiques affirment que l’accord a été adopté moins pour protéger les droits humains que pour restaurer la crédibilité internationale et la notoriété du Conseil de l’Europe dans un contexte de crise de légitimité. À leurs yeux, la Convention permet aux entreprises technologiques de s’affranchir d’obligations telles que la prévention contre les biais ou la manipulation humaineLien externe de leurs systèmes d’IA. D’après des représentant-e-s de la société civile, des concessions ont été faites lors des négociations pour rassurer les États-Unis, qui abritent les plus grandes entreprises technologiques mondiales.
«Dès le départ, l’intention était d’inclure un certain nombre d’États observateurs», explique un représentant d’une ONG suisse qui souhaite rester anonyme. Les États observateurs ne disposent pas du droit de vote, mais ils ont leur mot à dire dans les négociations. «Cela a accru la pression en faveur d’un compromis et a rendu difficile l’élaboration d’un accord contraignant et strict», poursuit le représentant.
Thomas Schneider, le vieux renard
Thomas Schneider a été traité de «passe-plat» pour avoir prétendument cédé aux demandes de Washington lors des négociations de la Convention sur l’IA. Tout en tenant compte de la critique, il va de l’avant. Pour résumer, le discours selon lequel les États-Unis dictent leur loi et que lui-même serait un pantin qui leur cède «convient à certains acteurs à Bruxelles pour faire pression sur moi et sur le secrétariat durant les négociations», estime-t-il. L’homme de 52 ans sait qu’il ne peut pas plaire à tout le monde.
Portant des boutons colorés sur une veste pastel et une chemise ornée d’icônes inspirées des applications de messagerie, Thomas Schneider ne semble pas se prendre trop au sérieux. Il se présente comme un humble serviteur de l’État, qui n’a jamais pris de décisions en pensant à sa carrière. Son expérience est indiscutable: le diplomate a travaillé durant près de vingt ans dans le domaine de la gouvernance et de la régulation au sein de grandes organisations internationales, des Nations Unies à l’ICANN, entre autres.
Ses talents de négociateur remontent à ses années d’école dans un petit village du canton de Saint-Gall. «J’ai commencé l’école primaire avec un an d’avance. J’étais plus petit et plus faible que beaucoup de mes camarades de classe», relate Thomas Schneider. À l’époque, il apprend à marquer des points par la persuasion, ce qui lui vaudra de grands succès dans sa vie professionnelle: en 2017, il devient ambassadeur et directeur des affaires internationales à l’Office fédéral de la communication (OFCOM).
«Nous sommes un petit pays. Pour convaincre, nous devons présenter de bons arguments, de meilleures propositions que les autres et travailler dur. Et, ensuite, peut-être qu’on nous suivra», déclare Thomas Schneider. Il a présidé divers comités et groupes d’experts au Conseil de l’Europe depuis 2006 et est président du Comité sur l’intelligence artificielle depuis 2022.
La Convention sur l’IA constitue-t-elle véritablement un succès?
Thomas Schneider a pu poser un jalon avec la première Convention mondiale sur l’IA. Celle-ci a également incité des pays hors de l’Union européenne à adopter de nouvelles technologies en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), l’instrument juridique le plus important instauré par le Conseil de l’Europe en 1950, un an après sa fondation.
Jusqu’ici, neuf pays – dont les États-Unis – et l’Union européenne ont signéLien externe la Convention sur l’IA, mais la Suisse et de nombreux autres pays ne l’ont pas encore fait. Pour que le traité devienne contraignant, les États doivent le ratifier au niveau national. Chacun peut le faire à son propre rythme, ce qui signifie que la mise en œuvre prendra encore du temps.
Néanmoins, la Convention sur l’IA est saluée comme un succès pour le Conseil de l’Europe et le bilan de Thomas Schneider. Plusieurs membres du Comité sur l’intelligence artificielle attribuent le mérite de l’adoption du texte au Suisse.
«C’était un défi très difficile à relever que de réunir les juridictions de tous les pays. Mais, aujourd’hui, nous disposons d’un traité international», déclare Floris Kreiken, membre de la délégation néerlandaise. «Après plusieurs années de travail, nous sommes très fiers de cette Convention», renchérit sa collègue Monika Milanović.
Même celui qui a succédé à Thomas Schneider, Ramos Hernandez, affirme qu’il est difficile de prendre la place de son prédécesseur: «Il a fait un travail extraordinaire.» L’Espagnol préside le Comité depuis septembre dernier.
Dans un courriel, le département d’État américain fait également l’éloge de Thomas Schneider, son travail ayant été «déterminant dans le succès de la Convention». Pour sa part, le seul délégué américain présent à la réunion du Comité à Strasbourg a déclaré ne pas être autorisé à donner d’interview sur le sujet.
La responsabilité des entreprises «sacrifiée» pour obtenir la signature des États-Unis
Des ombres planent néanmoins sur le Conseil de l’Europe et sur ce que certains appellent la «Convention Schneider». «Pour amener les États-Unis [et d’autres pays] à accepter et à signer la Convention, un compromis a peut-être été fait, permettant à chaque pays de soustraire les entreprises privées aux obligations du traité», explique dans un courrier électronique David Sommer. L’expert de l’association Digital Society indique que, selon certaines organisations de la société civile, Thomas Schneider a largement contribué à orienter les négociations dans cette direction.
D’autres soupçonnent que le prétendu rapprochement du Suisse avec les États-Unis a été dicté par les hautes sphères du Conseil de l’Europe. «Je ne sais pas dans quelle mesure Thomas était libre d’agir», écrit David Sommer.
Francesca Fanucci partage ce point de vue, mais reproche à Thomas Schneider d’avoir fait des compromis malgré certaines revendications de la société civile pour ne pas retarder trop longtemps l’objectif. «Nous avons été quelque peu troublés par la manière dont la fameuse neutralité suisse s’est parfois perdue au cours des sessions», déclare l’experte juridique.
Outre les États-UnisLien externe, le CanadaLien externe et le Royaume-Uni se sont également opposés aux obligations juridiquement contraignantes de la Convention pour les entreprises privées qui développent et utilisent l’IA à des fins commerciales. Contactés par swissinfo.ch, les représentant-e-s de ces deux pays se sont refusé à tout commentaire.
Finaliser l’accord
Le Conseil de l’Europe rejette ces allégations en les qualifiant de «spéculations infondées». Ce sont les États membres du Comité qui concluent les négociations et déterminent le résultat final, relève un porte-parole du CdE dans un e-mail.
Thomas Schneider soutient cette position et rejette les accusations portées à son encontre. Le président modère les discussions et cherche un terrain d’entente, mais ce sont les 46 États membres qui décident du contenu du traité, souligne-t-il: «Les 46 ont unanimement convenu que la Convention devait avoir une portée mondiale et ne pas se limiter à l’Europe.» Il a donné la parole à toutes les personnes ayant soulevé des questions, ajoute-t-il.
Le Suisse juge surprenante la critique concernant l’influence des États-Unis, compte tenu du pouvoir indéniable des 27 pays de l’Union européenne, qui représentent plus de la moitié du Comité. «Au total, l’UE et les autres États membres ont eu plus de temps de parole que les États-Unis et le Canada», rappelle Thomas Schneider. Et de préciser qu’il n’a pas fait pression pour obtenir un consensus. Il a simplement essayé de faire en sorte que tous les pays s’accordent sur un projet de texte avant la date butoir fixée au 15 mars.
Kristian Bartholin, le secrétaire du Comité sur l’IA, prend également la défense de Thomas Schneider, affirmant que celui-ci s’est efforcé d’être un facilitateur neutre et un intermédiaire pour un accord qui incluait à la fois les États européens et d’autres non européens. «Si nous voulons protéger nos citoyen-ne-s, nous devons nous assurer que les normes de base sont respectées non seulement par les États européens, mais aussi par les principaux développeurs de technologies de l’IA», pointe-t-il.
Néanmoins, il subsiste un soupçon selon lequel le Conseil de l’Europe voulait à tout prix obtenir un accord qu’il pourrait montrer au monde pour faire valoir sa légitimité. Au cours des deux dernières décennies, l’UE a joué un rôle de plus en plus central dans l’orientation de la gouvernance en matière de droits civils et de sécurité. Or, la présence de la Russie au Conseil de l’Europe jusqu’en 2022Lien externe a sapé la crédibilité d’une institution qui ne devrait être composée que d’États respectueux des droits humains et des valeurs démocratiques.
Les canapés moelleux et le décor dépouillé du tout nouveau bâtiment du Conseil de l’Europe à Strasbourg confirment le point de vue de plusieurs analystes: «L’institution est déclinante depuis longtemps, sans pouvoir, sans crédibilité», écrivait récemment un professeur de l’Université de Genève dans le quotidien Le TempsLien externe. D’autres, en revanche, estimentLien externe que c’est précisément la «discrétion» et la «modestie» du CdE qui lui permettent de faire avancer les droits, même dans les pays hors de l’UE.
La Suisse: une présence constante au Conseil de l’Europe
Une certitude: la carrière de Thomas Schneider n’est pas sur le déclin, mais à son apogée. Il vient de terminer sa dernière réunion en tant que président du Comité sur l’IA et se dit soulagé de passer la main. Mais il n’est pas complètement hors jeu: il devient vice-président du Comité, gardant ainsi un pied à Strasbourg.
En outre, la Suisse, qui n’est pas membre de l’UE, restera bien représentée au sein de l’une des principales institutions européennes où elle peut jouer un rôle important. En septembre, l’ancien conseiller fédéral Alain Berset a pris ses fonctions en tant que nouveau Secrétaire général du Conseil de l’Europe. Le Fribourgeois, qui considère l’IALien externe comme un «changement de paradigme» et une «menace pour la démocratie», est en faveur d’une réglementation.
Pour sa part, Thomas Schneider considère cette technologie essentielle pour relever les immenses défis tels que le réchauffement climatique et la gestion des ressources énergétiques. Il est, du reste, conscient des menaces croissantes que les algorithmes font peser sur la liberté de pensée et la démocratie. Il espère que la Convention contribuera à créer un cadre juridique permettant d’atténuer les risques et les préjudices liés à l’IA. «Nous verrons dans dix ou vingt ans si cela fonctionne», conclut-il.
Texte relu et corrigé par Sabrina Weiss et Veronica De Vore, traduit de l’italien par Zélie Schaller/op
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