Rivalité entre la Chine et les États-Unis sur l’IA: quel rôle pour la Suisse?
![Le lancement de l'IA chinoise DeepSeek a ébranlé quelque peu la domination des Etats-Unis dans ce domaine.](https://www.swissinfo.ch/content/wp-content/uploads/sites/13/2025/01/644550093_highres.jpg?ver=2899c85d)
L’expert en IA Bhaskar Chakravorti analyse la rivalité croissante entre les deux superpuissances technologiques que sont les États-Unis et la Chine, ainsi que le rôle possible de la Suisse dans un avenir de plus en plus dominé par l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle (IA) est devenue le nouveau terrain d’affrontement entre les États-Unis et la Chine. Avec le lancement du chatbot DeepSeek – dont les performances sont comparables à celles de ChatGPT –, la Chine a prouvé qu’elle pouvait rivaliser avec les géants technologiques américains tout en utilisant moins de ressources et en étant plus efficace, remettant ainsi en question la domination technologique des États-Unis.
Bhaskar Chakravorti, doyen du Global Business à la Fletcher School de l’Université Tufts, dans le Massachusetts (nord-est des États-Unis) et expert en IA, explique les implications de cette rivalité, le risque d’escalade géopolitique et le rôle que des pays neutres comme la Suisse pourraient jouer dans ce scénario de plus en plus complexe.
swissinfo.ch: Le niveau de rivalité entre les États-Unis et la Chine dans le domaine de l’IA est très élevé après qu’une start-up chinoise a lancé DeepSeek. Était-ce prévisible?
![Bhaskar Chakravorti, doyen du Global Business à la Fletcher School de l’Université Tufts, dans le Massachusetts (nord-est des États-Unis) et expert en IA](https://www.swissinfo.ch/content/wp-content/uploads/sites/13/2025/01/BC-Headshot.png?ver=725d1c05)
Bhaskar Chakravorti: Oui, absolument, de nombreux événements récents ne sont pas si surprenants. La raison est simple: dès qu’on limite certaines ressources (comme les puces informatiques), les gens deviennent extrêmement créatifs et trouvent des moyens de faire plus avec moins. Comme on dit, la nécessité est la mère de l’invention.
Le développement récent de DeepSeek ne sort pas de nulle part: il résulte d’un travail mené en coulisses en mené en Chine depuis 2023. Ce chatbot chinois a démontré d’excellentes performances à moindre coût, utilisant moins de puissance de calcul et d’énergie que les modèles américains.
Cela montre que malgré les restrictions sur les semi-conducteurs imposées par Biden à la Chine et à d’autres pays, il est possible de créer des systèmes d’IA avancés sans avoir accès aux processeurs les plus performants. Cela remet en cause la suprématie des États-Unis.
La Chine a-t-elle prouvé au monde qu’elle pouvait véritablement rivaliser avec les États-Unis dans la course à la domination de l’IA? Par quels moyens?
Oui, la Chine a prouvé qu’elle pouvait être un concurrent de taille pour les États-Unis en s’appuyant sur des modèles d’IA en code source ouvert et en s’inspirant des modèles propriétaires utilisés à l’échelle mondiale, ainsi que sur son vaste vivier de talents et d’ingénieurs qualifiés. L’écosystème chinois bénéficie également d’un énorme soutien de l’État.
L’industrie technologique américaine recevra elle aussi un soutien massif de l’État sous l’administration Trump. La semaine dernière, le président américain a annoncé un projet d’intelligence artificielle baptisé Stargate qui sera financé (par des fonds privés, ndlr) à hauteur de 500 milliards de dollars. Donald Trump porte l’antagonisme avec la Chine à un niveau inédit.
Allons-nous donc assister à une escalade entre la Chine et les États-Unis en matière d’IA?
Je pense qu’il y aura une compétition croissante pour les ressources nécessaires au développement des systèmes d’IA, comme les puces à haute performance, les supercalculateurs, les infrastructures dans le nuage, les talents et l’accès à une grande diversité de données. On assistera à une sorte de bataille pour empêcher les rivaux d’accéder à ces ressources.
Ce qui m’inquiète, c’est la façon dont ces capacités se traduiront en usages militaires et de sécurité nationale, ainsi que les garde-fous qui seront mis en place pour protéger les données tout en permettant un certain accès, par exemple aux données chinoises aux États-Unis ou aux données américaines en Chine. Cela accroît la vulnérabilité mondiale, car nous savons que ces modèles d’IA peuvent être utilisés pour des actions malveillantes échappant totalement à notre contrôle.
Et si l’État est impliqué, la situation pourrait empirer. En Occident, on nous a toujours appris à ne pas faire confiance à l’État chinois. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés à un point où nous ne pouvons même plus faire confiance à l’État américain. Il s’agit donc d’une situation particulièrement dangereuse, non seulement pour les États-Unis et la Chine, mais pour le monde entier.
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La Chine est-elle en position de force à l’heure actuelle, ayant démontré qu’il était possible de faire avancer l’IA avec moins de ressources, moins d’investissements et des puces moins performantes?
Oui. La Chine a prouvé qu’elle avait un avantage en matière d’efficacité. Avec très peu de ressources, elle a réussi à produire un système d’intelligence artificielle comparable aux modèles américains coûteux.
De plus, la Chine est en avance sur la régulation de l’IA par rapport aux États-Unis, où il n’existe pas de politique nationale cohérente sur le sujet, mais plutôt un patchwork confus de lois propres à chaque État. Le Congrès n’a fait aucun progrès à cet égard et, avec la nouvelle administration, il est peu probable que des avancées soient réalisées.
Peut-on faire confiance aux systèmes développés sous la réglementation imposée par le gouvernement autoritaire de Pékin?
Le problème est justement là. L’Occident ne fait pas confiance aux politiques et réglementations chinoises. Par exemple, on ignore quelles politiques de protection des données sont en place, quels systèmes empêchent le gouvernement chinois d’interférer avec les résultats d’un modèle donné, quelles données sont utilisées et comment elles sont stockées.
Les systèmes chinois comportent donc de nombreux éléments qui suscitent l’inquiétude et la méfiance. On l’a vu avec les préoccupations concernant l’accès aux données des utilisateurs par Huawei ou, plus récemment, avec la controverse autour de TikTok aux États-Unis. La Chine souffre d’un problème d’image, et il existe de véritables raisons de s’inquiéter.
Cependant, si les systèmes chinois fonctionnent aussi bien tout en étant moins chers, les gens pourraient tout de même décider de les adopter. L’exemple de TikTok est parlant. Malgré les craintes, l’application comptait 170 millions d’utilisateurs aux États-Unis. En fin de compte, les consommateurs sont prêts à utiliser les technologies qu’ils trouvent intéressantes, quelle que soit leur origine. La course est donc bel et bien engagée.
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Comment la Suisse s’inscrit-elle dans ce tableau? Pourquoi pensez-vous que le gouvernement américain l’a exclue de la liste des pays de confiance autorisés à recevoir les puces les plus avancées sans restriction?
Je pense que l’administration américaine a privilégié les pays alignés sur ses intérêts. La Suisse n’est pas membre de l’Otan et maintient sa neutralité. Elle est perçue comme un pays qui pourrait se montrer favorable aussi bien aux États-Unis qu’à la Chine ou à toute autre nation.
Par exemple, l’Inde a aussi été exclue de cette liste pour une raison très claire: ses liens étroits avec la Russie. Elle revendique également être non alignée. La neutralité suisse est perçue comme un facteur d’incertitude pour des raisons similaires.
Précisément en raison de sa neutralité, la Suisse ne pourrait-elle pas jouer un rôle de médiation dans cette guerre technologique entre l’Occident et l’Orient?
Oui, je pense que la Suisse peut jouer un rôle très important. Comme je l’ai dit, un facteur clé est la confiance dans l’écosystème numérique. Pour l’instaurer, une approche serait de créer un centre de confiance dans un pays qui bénéficie de la confiance de la communauté internationale.
Il est naturel de penser à la Suisse pour ce rôle en raison de sa neutralité et de son statut historique de pays hôte d’organisations intergouvernementales comme les Nations unies. De plus, la Suisse possède déjà une institution dédiée à la promotion de la confiance numérique: la Swiss Digital Initiative, qui a créé le «Digital Trust Label», une certification inédite attestant de la fiabilité des services numériques.
>> A lire: Comment la Suisse a créé un labelpour renforcer la confiance des utilisateurs dans les nouvelles technologies:
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Mais ce n’est pas le seul endroit qui pourrait remplir ce rôle. Singapour est un concurrent direct, étant un pays hautement avancé sur le plan numérique et géographiquement proche de la Chine et des États-Unis. D’autres pays, notamment au Moyen-Orient, pourraient également avoir cette ambition. Je pense à Dubaï, aux Émirats arabes unis. La Suisse n’est donc pas la seule candidate et doit faire face à plusieurs concurrents.
Texte relu et vérifié par Veronica de Vore, traduit de l’anglais par Didier Kottelat, RTS/sj
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