Alerte aux économies sur la formation des handicapés
La pression financière sur l’assurance invalidité (AI) met en danger la formation professionnelle des jeunes à la frontière du handicap. Parallèlement, la Confédération transfère ses compétences aux cantons. Les milieux spécialisés sont inquiets, par exemple à Fribourg.
«La pression politico-financière finit par transformer l’assurance invalidité (AI) en simple assurance, au point qu’elle n’a plus grand-chose de ‘social’», constate Brigitte Steinauer, présidente de la Commission fribourgeoise permanente d’enseignement spécialisé (CPES) et directrice du Home Ecole Romand Les Buissonnets.
Dans le cadre du 2e volet de la 6e révision de l’AI, les autorités envisagent soit de diminuer de deux à un an la durée de la formation professionnelle, soit de limiter l’accès aux centres de formation spécialisés. Il est notamment question de n’autoriser l’accès à la formation qu’aux jeunes capables ensuite de gagner «un salaire qui puisse influer sur la rente invalidité». Concrètement, il s’agit d’économiser 50 millions de francs par an.
Les milieux concernés se sont mobilisé et ont déposé une pétition de 100’000 signatures à la Chancellerie fédérale au début de la session parlementaire de septembre. Ils pourraient même se lancer dans une initiative populaire.
Réussir avant d’avoir commencé
Pour Brigitte Steinauer, ces mesures équivalent à demander aux jeunes de garantir leur réussite avant même d’avoir commencé leur formation. «Cela me choque. J’aimerais savoir à combien de collégiens et d’universitaires on demande de réussir leurs examens avant même le début de leurs études!»
La cheffe du Service de l’enseignement spécialisé, Fouzia Rossier, balaie ces critiques: «Cela n’a pas de sens de financer une formation professionnelle de près de 100’000 francs par an et par jeune sans être en droit d’exiger des résultats.»
Et d’affirmer que la scolarité spécialisée coûte 1,5 million de francs par enfant en tout. «Poser des conditions à l’accès aux centres de formation ne pénalise pas l’élève, parce qu’il n’a de toute façon aucune garantie d’obtenir ensuite une place dans l’économie libre.»
Face au «fort lobbyisme d’institutions qui ont peur de disparaître», la responsable précise qu’il ne s’agit pas de «menacer la formation en centre, mais de l’améliorer. Nous visons à ce que les institutions qui travaillent moins bien revoient leurs méthodes.»
Brigite Steinauer «comprend» ces réticences à payer une formation qui n’aboutirait pas mais estime que c’est un risque à courir. «Si on resserre les critères d’entrée des centres de formation alors que ces jeunes n’ont pas, ou pas encore, la maturité ou les compétence d’envisager un apprentissage chez un patron, que vont-ils devenir? J’ai la conviction intime qu’en voulant assainir l’AI de cette façon, on ne fait que reporter les charges aux dépens de l’assurance chômage ou de l’assistance sociale.»
Décentralisation de l’AI dans les cantons
A noter que, dès janvier 2013, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) transfèrera la formation professionnelle aux offices AI cantonaux (c’est déjà le cas de l’école spécialisée depuis 2008), et donc la couverture des prestations fixées dans des conventions.
«On se rend bien compte que l’OFAS fait pression pour que les Offices AI négocient les conventions les moins chères possible, alors que nous pouvons tout à fait justifier la qualité et le bienfondé de nos prestations et le coût qui va avec. Il n’y a jamais eu d’abus! Si on nous diminue notre coût journalier, nous devrons diminuer nos prestations», s’inquiète Jean-Paul Moulin, directeur du Centre de formation de Seedorf, toujours à Fribourg.
Grignoter sur le QI
Autre souci: une tendance à abaisser le seuil du QI au-dessous duquel l’accès à une formation en Centre sera autorisé. «Nous sentons très fortement une restriction, poursuit Jean-Paul Moulin. Déjà maintenant, un jeune qui est à 75 points a du mal à obtenir une décision de l’AI entreprendre une formation professionnelle dans un centre spécialisé.»
«Cette frange 70-75 de QI concerne des élèves d’assez bon niveau, qui sont soit intégrés dans l’école régulière avec un soutien spécialisé, soit placés dans une école spéciale dispensant un enseignement adapté. Le centre de formation est souvent la meilleure solution pour tous ceux qui ne peuvent faire un apprentissage ‘normal’, ajoute Brigitte Steinauer. De plus, il donne à des jeunes en grande difficulté la chance d’apprendre un métier avec des conditions correspondant à leurs besoins. Les résultats des centres de formation en matière d’intégration professionnelle ne sont du reste plus à prouver.»
Les cantons appelés à combler le vide
Jean-Paul Moulin dénonce une dérive au détriment des plus démunis: «Payer une formation à condition d’un retour sur investissement est indéfendable sur le plan éthique.Après tout, au nom de l’égalité et de la non-discrimination inscrites dans la Constitution fédérale, la formation professionnelle est un droit pour les jeunes en situation de handicap.»
Et de regretter que ce soit «la pensée comptable qui prenne le pas sur la dignité humaine et l’égalité clairement explicitées dans la Constitution fédérale.»
Le directeur du centre de formation de Seedorf relève également une interprétation plus stricte du diagnostic médical de la part de certains OAI, ce qui a pour conséquence d’exclure d’une formation adaptée des jeunes pris en charge auparavant par l’AI, en particulier ceux issus de l’immigration et dont la scolarité est extrêmement lacunaire.
«Il est vrai que c’était assez confortable pour les cantons jusqu’ici, mais il va falloir qu’ils se mobilisent pour donner une formation à tous ces jeunes que l’AI ne veut plus prendre en charge», remarque Jean-Paul Moulin.
La solution passe donc par les autorités cantonales, renchérit Brigitte Steinauer: «Cette population est le parent pauvre parce que trop handicapée pour le système et pas assez pour le monde des handicapés. L’Etat devrait les intégrer et collaborer avec l’AI puisqu’il est responsable de la formation professionnelle. Les centres de formation constituent de fait une offre de formation supplémentaire.»
«Le nerf de la guerre c’est l’argent, on nous le fait du reste suffisamment sentir. Mais il faut se demander une fois pour toutes ce qu’on veut vraiment dans le domaine des assurances dites sociales. Une société qui économise sur le dos des plus fragiles, soit les malades, les personnes âgées et handicapées, est au bord de la décadence», conclut Brigitte Steinauer.
Didier Jonin, directeur des Classes d’enseignement spécialisé de la Gruyère:
«J’ai une élève qui a suivi sa scolarité dans notre cadre spécialisé, sur décision de l’AI à l’époque. Au terme des tests d’orientation de 8e année, l’AI voulait lui voir intégrer une classe de développement en Cycle d’orientation (école régulière) pour sa 9e, afin que l’élève trouve ensuite une solution d’apprentissage en économie libre.
Ainsi, au bout de la chaîne scolaire, l’AI nous dit que l’élève a atteint un trop bon niveau et n’entre plus dans ses critères. On peut se demander si elle n’est pas pénalisée pour avoir fait des progrès.
Dans ce cas, j’ai trouvé un compromis avec l’AI: la 9e sera achevée dans la filière spécialisée puis la formation se fera en centre. Mais l’élève n’aura pas de rente. Elle n’en a en effet aucun besoin puisqu’elle devrait ensuiter trouver un emploi sans problème dans une entreprise.»
Pour faire face à un déficit de 13 milliards de francs, l’AI doit, selon la déclaration du conseiller fédéral Didier Burkhalter, économiser 300 millions par an.
Dans le cadre du 2e volet de la 6e révision de l’AI, le Conseil fédéral propose de restreindre le financement de la formation professionnelle initiale de 50 millions de francs par an.
Motif: la formation élémentaire AI ou la formation pratique des Institutions sociales suisses pour personnes handicapées sur deux ans coûtent 90’000 francs par an et par élève.
Ils offrent trois filières:
Formation pratique INSOS de un voire deux ans: beaucoup de jeunes «finissent» avec une rente AI partielle ou complète et peuvent se débrouiller dans l’économie libre.
Formation professionnelle initiale de deux ans qui débouche sur une attestation fédérale et qui permet aux jeunes de devenir «aides»-quelque-chose avec une place de travail à 100% dans l’économie libre.
Certificat fédéral de capacité (CFC) dans les 15 formations proposées qui débouche en principe sur l’intégration en économie libre.
Selon le directeur du Centre de formation de Seedorf (Fribourg) Jean-Paul Moulin, 60% des jeunes fribourgeoises ayant quitté le centre de formation entre 2003 et 2008 trouvèrent un emploi en économie libre sans rente et 15% avec une rente partielle.
Pour les autres, soit la recherche d’emploi se poursuit avec les prestations du chômage, soit l’orientation vers un travail protégé est envisagée avec une rente pleine de l’AI.
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