Quand les entreprises européennes polluent à l’étranger
En Europe, la qualité de l’air continue de s’améliorer. Mais, pointe un expert suisse, les entreprises européennes contribuent à la pollution de l’air dans d’autres régions comme l’Asie ou l’Afrique en externalisant des industries très polluantes.
Directeur adjoint de l’Institut tropical et de santé publique suisse (Swiss TPH), Nino KünzliLien externe était l’un des conseillers scientifiques de la première conférence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la pollution atmosphérique et la santé, qui s’est tenue à Genève fin octobre.
Selon les donnéesLien externe de l’OMS, plus de 9 personnes sur 10 respirent un air dangereusement toxique. Le problème est particulièrement grave en Inde, en Chine et dans d’autres villesLien externe d’Asie et d’Afrique, tout particulièrement pour les enfants. L’OMS affirme que chaque jour, 93% des enfants de moins de 15 ans, soit 1,8 milliard de jeunes, dont 630 millions de moins de 5 ans, respirent un air pollué et dangereux, alors que leurs fonctions pulmonaires sont en croissance.
swissinfo.ch: Au niveau mondial, la pollution de l’air serait responsable de sept millions de décès prématurés par an. Mais que savons-nous vraiment des risques sanitaires posés par la pollution atmosphérique?
Nino Künzli: Ces estimations globales sont probablement moindres que la réalité. De nouvelles recherches sur les particules montrent encore plus nettement leur rôle dans la diminution de l’espérance de vie et dans la hausse de la mortalité prématurée.
Une vaste étude menée en 2017 a comparé le poids de la pollution atmosphérique sur la santé à d’autres problèmes de santé. Cela montre que nous parlons vraiment d’un énorme problème. Le problème global causé par la pollution atmosphérique est beaucoup plus important que celui du paludisme, du sida et de la tuberculose réunis.
Avec les progrès technologiques, les nouvelles mesures et la taille des études récentes, il existe plus d’indices sur des résultats spécifiques en matière de santé que ce que nous savions il y a 20 ans. Nous parlions simplement des effets de la pollution de l’air sur les poumons, puis sur le cœur et les accidents vasculaires cérébraux. À partir d’expériences sur des animaux et d’études sur l’homme, il est de plus en plus évident que les polluants atmosphériques interagissent avec l’apparition du diabète ou affectent les cerveaux d’enfants et peuvent avoir des effets sur le placenta de la mère.
L’OMS affirme que les populations pauvres des pays asiatiques et africains sont les plus exposées à la pollution atmosphérique. Toutefois, selon l’Agence européenne pour l’environnement, malgré de lentes améliorations, la pollution de l’air en Europe continue de dépasser les limites et les directives de l’Union européenne et de l’OMS. Quel est le degré de la pollution de l’air en Europe?
L’Europe occidentale a connu une forte amélioration de la qualité de l’air au cours des 30 à 50 dernières années. Bien que les niveaux de pollution soient plus élevés en Europe orientale, elle a également connu des améliorations, même s’il reste encore beaucoup à faire.
Cela dit, moins de 15% des Européens vivent dans des zones où la qualité de l’air est conforme aux valeurs proposées par l’OMS pour protéger la santé de la population.
C’est particulièrement problématique dans les grandes villes. Les transports routiers et non routiers sont des facteurs importants, de même que le secteur agricole et le secteur énergétique, notamment la combustion du charbon et du bois et la gestion des déchets.
L’UE a une histoire très ambiguë dans le traitement de cette question. Si vous examinez les normes d’émission pour les véhicules de transport, telles que la norme EURO 6 pour les véhicules de tourisme légers et les véhicules utilitaires, il s’agit de très bonnes normes proactives. Mais l’UE n’a absolument pas adopté de normes de qualité de l’air ambiant qui protègent la santé publique. La norme de particules pour l’Europe, par exemple, est toujours deux fois et demie plus élevée que celle proposée par l’OMS sur la base de preuves scientifiques: c’est un vrai problème.
Normes de qualité de l’air
Particules fines PM2.5: UE = 25 microgrammes / m3 (moyenne annuelle); Suisse / OMS = 10 microgrammes / m3 (moyenne annuelle)
Particules fines PM10: UE = 40 microgrammes / m3 (moyenne annuelle); Suisse / OMS = 20 microgrammes / m3 (moyenne annuelle)
Dioxyde d’azote (NO2): UE = 40 microgrammes / m3 / moyenne annuelle; Suisse / OMS = 30 microgrammes / m3 / moyenne annuelle
Ozone: UE = 120 microgrammes / m3 (moyenne journalière maximale sur 8 heures); Suisse / OMS = 100 microgrammes / m3
Les conclusions de l’OMS sur la pollution de l’air sont très sombres. Sommes-nous en train de perdre cette bataille?
Une leçon positive à tirer de tout cela est que les politiques d’assainissement de l’air fonctionnent vraiment. Elles constituent une vraie réussite. Regardez la Californie: à Los Angeles, par exemple, la pollution de l’air était phénoménale. Garder l’air pur est possible. Les valeurs scientifiques promues par l’OMS peuvent être atteintes si les gouvernements prennent les bonnes décisions politiques et fixent des normes ambitieuses en matière de qualité de l’air afin de promouvoir les meilleures technologies disponibles.
Mais nous devons voir que les entreprises européennes sont également parties prenantes des énormes problèmes de qualité de l’air en Asie, en Afrique et en Amérique latine, dans les mégapoles du monde entier. Alors que nous obtenons un air de plus en plus pur en Europe, nos multinationales sous-traitent dans ces pays des industries très polluantes.
Les négociants suisses en pétrole, par exemple, vendent du carburant diesel très sale dans de nombreux pays africains et causent directement une énorme pollution de l’air et des problèmes de santé dans les villes. Le carburant qu’ils vendent peut contenir plus de 600 fois les valeurs maximales de soufre tolérées par la loi en Suisse. Autre exemple: les constructeurs allemands ont fait pression sur le gouvernement iranien pour qu’il permette d’importer leurs camions diesel sans filtre à particules.
Il existe de nombreux autres exemples d’industries de pays riches qui tentent de maximiser leurs profits en ignorant les normes environnementales en vigueur en Europe. Bien sûr, c’est légal, car les pays à revenu faible et intermédiaire ont manqué l’occasion de fixer des normes plus exigeantes. C’est pourquoi nous avons réellement besoin de normes mondiales en matière de qualité de l’air et d’émission.
La Suisse est réputée pour la qualité de l’air. Pourtant, selon l’Agence européenne de l’environnement, quelque 5500 décès prématurés par an y seraient dus à la pollution atmosphérique. Quels sont les principaux problèmes de pollution de l’air en Suisse?
La Suisse suit habituellement les directives de l’OMS fondées sur des données scientifiques et beaucoup plus strictes que celles de l’UE. Les niveaux de particules ont beaucoup diminué. L’année dernière, toutes les stations de surveillance fédérales étaient conformes à notre norme pour les particules PM10 (diamètre inférieur ou égal à 10 micromètres).
La SuisseLien externe a enregistré de bons progrès au cours des 30 dernières années, mais il reste encore beaucoup de travail à faire. Le trafic reste un facteur important de pollution, notamment en raison de sa proximité avec les lieux d’habitation. Dans certaines régions, comme le Tessin ou les vallées alpines, les feux de bois devraient faire l’objet d’une attention particulière. Ils peuvent être une cause importante de pollution.
L’Office fédéral de l’environnement (OFE) a fait état en 2017 de niveaux préoccupants d’ozone troposphérique dans 16 stations d’enregistrement en Suisse. Ils étaient particulièrement mauvais dans le canton du Tessin. Quelle est la gravité de ce problème?
L’ozone est un phénomène bien connu. C’est un polluant secondaire, provenant principalement des émissions du trafic routier (oxydes d’azote et composés organiques volatiles). Et il s’accumule sous l’effet de la chaleur estivale et du rayonnement solaire.
L’ozone reste un problème en Suisse. Les améliorations ont été moins spectaculaires que pour les particules ou le dioxyde de soufre, par exemple, qui a presque disparu.
Mais les pics de pollution par l’ozone sont moins extrêmes qu’ils ne l’étaient il y a 20 ans en raison des politiques mises en place. Et en général, le fardeau sanitaire de l’ozone est beaucoup moins lourd – 10% seulement du total – que d’autres types de pollution de l’air liée à la combustion, comme les particules.
Quelles mesures doivent encore être prises pour lutter plus efficacement contre la pollution de l’air en Suisse?
Nous devrions adopter la norme Euro 6Lien externe pour les gaz d’échappement et l’appliquer à tous les moteurs de véhicules, qu’ils soient routiers ou non routiers. Nous devrions également nous attaquer à la question de l’agriculture pour qu’elle diminue ses émissions polluantes.
Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand
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