«Haïti est dopé à l’aide, le sevrage va faire mal»
Les Haïtiens doivent se prendre en mains et rebâtir eux-mêmes leur propre avenir, sans attendre continuellement l’aide extérieure. C’est le plaidoyer de Frantz Duval, rédacteur en chef du Nouvelliste, le quotidien de référence du pays. Interview.
«Célébrer la vie». Comme tous les Haïtiens, Frantz Duval désirait vivre la journée de commémorations du 12 janvier, marquant le premier anniversaire du tremblement de terre qui a fait près de 300’000 morts en Haïti, en oubliant tous les problèmes qui affectent son pays. «Nous sommes tous des survivants», rappelle-t-il humblement.
Mais dès les célébrations terminées, les Haïtiens vont devoir se mettre au travail pour rebâtir un pays qui vit sous perfusion de l’aide internationale. Le rédacteur en chef du Nouvelliste fait le voeu d’un sursaut national en 2011. Faute de quoi les désillusions pourraient être encore plus terribles que les catastrophes qui ont frappé l’île l’année dernière.
swissinfo: Frantz Duval, 2010 fut-elle la pire année de l’histoire d’Haïti?
Frantz Duval: Oui, ce fut une année très difficile. Il y a eu le tremblement de terre, le passage de l’ouragan Tomas, le choléra et la crise politique. Mais à côté de tout cela, on a surtout eut un déficit de leadership. Personne n’était prêt à relever le défi de ce qui nous est arrivé. Pas seulement les politiques, mais tous les secteurs de la société. Je le dis en toute humilité, parce que ça concerne aussi la presse.
swissinfo.ch: Vous qui observez la vie au quotidien en Haïti, comment-jugez vous l’état psychologique de la population?
F. D. : En Haïti, l’aspect psychologique n’est pas quelque chose qui est mesuré de manière scientifique. D’habitude, la douleur est personnelle, on l’évacue en pleurant, en hurlant, en parlant aussi. C’est ce qu’on a fait après le séisme, mais cette fois, la catastrophe était si grande que je ne sais pas si ça suffira. Ma fille était sous les décombres, un an plus tard elle ne peut toujours pas dormir dans une maison. Le tremblement de terre a été une expérience difficile et unique pour tout le monde.
swissinfo.ch: Un an plus tard, la reconstruction est au point mort. Pourquoi?
F. D. : Ce que je déplore dans la reconstruction, c’est qu’il a manqué quelqu’un pour nous dire: «prenez-vous en mains, ressaisissez-vous, essayez de reconstruire, de rebâtir votre maison». C’est comme si le pays attendait qu’un avion débarque un matin pour tout reconstruire.
Les Haïtiens pensaient et pensent encore qu’on va leur donner des maisons, de l’eau et de la nourriture. Ils font reposer tous leurs espoirs sur Dieu ou sur les organisations internationales. C’est pourquoi il y a aujourd’hui tant de désillusions et que le procès fait aux organisations internationales et aux pays amis d’Haïti est si important.
swissinfo.ch: La communauté internationale n’a-t-elle pas sa part de responsabilité?
F. D. : Un an après le séisme, j’aurais aussi souhaité que les ONG fassent leur mea culpa. Il faut continuer à aider Haïti, mais il faut regarder le chemin parcouru et corriger ce qui n’a pas fonctionné. Il n’est pas trop tard, nous sommes encore dans l’urgence dans de nombreux secteurs.
L’aide et la solidarité sont incontournables. Mais c’est comme monter à bicyclette, il faut deux pieds pour pédaler. Un exemple frappant: on nous a donné beaucoup d’eau depuis le tremblement de terre, elle arrivait par avions entiers. En réalité, il y a toujours eu de l’eau ici. Ce qu’il manque, ce sont des systèmes d’adduction pour traiter l’eau et la faire parvenir chez les gens. Lorsqu’on cessera de donner l’eau gratuitement, on se retrouvera dans le même embarras qu’avant. Quand on accepte l’aide sans dire à l’autre qu’il est possible de faire mieux, on passe à côté de ce qu’on veut atteindre.
Car le jour où nous n’aurons plus ces béquilles, cette tutelle qui ne dit pas son nom, nous allons nous écrouler plus bas que terre. Nous sommes dopés à l’aide, le sevrage va faire mal.
swissinfo.ch: Vous parlez de tutelle, certains parlent d’ingérence étrangère, qui dure depuis des décennies. Est-ce l’une des raisons des malheurs d’Haïti?
F. D. : Je ne veux pas culpabiliser l’international. Quelque part, nous sommes tous complices voire coupables de cette tutelle. Si cette tutelle ne marche pas, c’est aussi parce que c’est une tutelle qui ne dit pas son nom. On se retrouve à cheval entre ceux qui voulaient une tutelle complète et ceux qui n’en veulent pas du tout. Ca pose là aussi un problème de leadership.
swissinfo.ch: Actuellement, 10’000 soldats de la MINUSTAH, la force de stabilisation de l’ONU, sont stationnés en Haïti. Cette présence est-elle justifiée?
F.D.: Non, il n’y a jamais eu en Haïti des affrontements armés entre deux camps établis. Il y a toujours eu des désordres, mais soyons sérieux, il y a d’autres pays où la violence est bien pire. Les tanks de la MINUSTAH n’ont jamais tiré sur qui que ce soit. La paix aurait pu être imposée d’une autre façon.
Comme l’a dit le président Préval, il faudrait des casques rouges, des spécialistes des Nations unies affectés au développement. Car le vrai problème d’Haïti, ce sont les moyens inexistants. Le budget de la MINUSTAH est plus important que celui de l’Etat haïtien.
swissinfo.ch: Le processus électoral paralyse encore un peu plus le pays. Était-ce une erreur de vouloir à tout prix organiser des élections?
F. D. : Ces élections étaient inscrites dans l’agenda politique, il était donc normal de les organiser. Le problème, c’est que la communauté internationale s’est entêtée à faire croire que tout allait bien. Dès le mois de juin, nous savions qu’il y avait un problème avec la distribution des cartes d’identification. Aujourd’hui encore, on n’a pas fini de les distribuer.
Mais au-delà de toutes les fraudes et de ces élections, le problème en Haïti, c’est que personne ne veut sortir perdant des élections. Partant de là, il ne peut y avoir de démocratie, car le principe de base de l’élection postule qu’il y ait des perdants.
swissinfo.ch: En 2011, la situation en Haïti va-t-elle se débloquer et le pays enfin pouvoir commencer à se reconstruire?
F. D. : Je suis obligé de répondre par un vœu. J’espère qu’il y aura un sursaut au niveau national. De tous les secteurs, pas seulement du politique, qui n’est qu’une partie de l’iceberg.
Car en Haïti, nous aimons les monstres immenses. Le président et les parlementaires sont érigés en sorte de Léviathan, responsables de tout. En réalité, chacun doit travailler à son niveau pour inventer ce rêve haïtien, pour que le désir de vivre soit un bonheur partagé.
Aujourd’hui, tout le monde veut partir parce que ce pays ne leur vend pas l’espoir d’une vie meilleure. Nous sommes presque tous en transit ici. Un pays ne peut pas se développer avec une population qui espère le quitter par tous les moyens.
Référence. Fondé en 1898, Le Nouvelliste est le plus ancien journal d’Haïti. Il est également le seul quotidien à avoir survécu au séisme du 12 janvier 2010. Le Matin, l’autre quotidien du pays, est devenu un hebdomadaire.
Web. Tiré à 15’000 exemplaires, Le Nouvelliste est avant tout un journal d’abonnés, distribué dans la capitale et sa périphérie. Il dispose d’une rédaction d’une cinquantaine de journalistes et vit surtout grâce à la publicité. Son site internet est très fréquenté depuis le séisme, avec une moyenne de 170’000 visiteurs uniques chaque jour.
Indépendant. Le Nouvelliste est un journal indépendant, qui dispose de ses propres presses et qui n’est pas lié à une famille de propriétaires affichant une couleur politique. «C’est ce qui lui a permis de traverser les âges», estime son rédacteur en chef, Frantz Duval. Malgré le climat politique souvent tendu en Haïti, les journalistes ne font pas l’objet de pressions, affirme Frantz Duval.
Gravats. Selon l’organisation humanitaire américaine Oxfam, seuls 5% des décombres ont été déblayés une année après le séisme du 12 janvier 2010 en Haïti, qui a fait plus de 250’000 morts. Plus d’un million de personnes sont toujours privées de logement.
Aide. Sur les 2,1 milliards de dollars promis par les gouvernements en 2010, seuls 42% ont été effectivement versés, d’après le bureau de l’envoyé spécial de l’ONU en Haïti. Au total, 10 milliards de dollars ont été promis pour la reconstruction d’Haïti par la communauté internationale. Une Commission intérimaire pour la reconstruction, co-présidée par Bill Clinton et l’ancien ministre haïtien Jean-Max Bellerive, est chargée de gérer cette manne.
Suisse. La Confédération a libéré un montant de 35,9 millions de francs pour la reconstruction du pays. La Chaîne du Bonheur, organe de collecte national, a quant à elle récolté près de 66 millions de francs. 22,3 millions ont déjà été engagés dans le financement de 30 projets.
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