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Des versions indiennes du Viagra inondent la Suisse

En 2014, les douanes suisses ont intercepté en moyenne plus d'un colis par jour contenant des petites pilules bleues en provenance d'Inde. Keystone

Des Suisses se servent d'une brèche légale pour acheter en Inde du Viagra générique bon marché via Internet. Mais ces pilules à prix cassés ne sont pas sans risques pour la santé et vont probablement rejoindre la liste de la criminalité pharmaceutique.

«Merci de nous contacter. Un opérateur va vous rejoindre très bientôt», peut-on lire dans la fenêtre de dialogue en temps réel d’un site vendant des médicaments génériques indiens. Presqu’aussitôt, un opérateur se faisant appeler Paul rejoint swissinfo.ch.

«Notre bureau principal est basé à Londres et tous les médicaments sont expédiés d’Inde», précise-t-il. En moins de deux minutes, Paul confirme que l’expédition vers la Suisse de quantités illégales de versions génériques de stimulants érectiles comme Viagra et Cialis ne devrait pas poser de problème. Il assure également que son «entreprise» offre une garantie de remboursement de 100% si les produits devaient être confisqués par la douane suisse. Une offre tentante pour n’importe quel Suisse cherchant à améliorer sa vie sexuelle.

Les stimulants érectiles sont une affaire juteuse en Inde. Selon l’étude de marché PharmaTracLien externe, l’industrie indienne a enregistré des ventes de 68 millions de francs dans la catégorie des «stimulants sexuels et régénérateurs» durant le seul premier trimestre de 2015. Ce qui équivaut à environ 20% des ventes mondiales du Viagra de Pfizer durant la même période, sauf que les pilules indiennes sont près de 40 fois moins chères.

Malgré leur prix relativement bas, les stimulants érectiles offrent une marge bénéficiaire de plus de 40%, la plus importante de tous les médicaments indiens. Une marque générique indienne appelée Manforce, légalement fabriquée par la société Mankind, était le 19ème médicament le plus populaire de toutes les ventes en avril dernier. Manforce est vendu 50 centimes l’unité en Inde, contre 10 francs pour l’original de Pfizer en Suisse.

L’Union européenne interdit de se procurer et de recevoir par poste des préparations médicales pour un usage personnel d’un pays extérieur à l’Espace économique européen (EEE). Il est aussi illégal d’acheter un médicament contre le dysfonctionnement érectile ou le surpoids sans prescription médicale.

Par contre, les résidents suisses (la Suisse n’étant pas membre de l’UE) peuvent importer sans prescription des quantités limitées de médicaments en-dehors de l’EEE grâce à une brèche dans la loi sur les produits médicaux thérapeutiques.

Brèche suisse

Cette brèche et le prix élevé des stimulants érectiles en Suisse, ajoutés aux grandes quantités de génériques bon marché et accessibles produites en Inde, a créé une demande qui fait le bonheur des vendeurs en ligne à l’affût de bonnes affaires.

Limites légales

Les personnes résidant en Suisse sont autorisées à importer des stimulants érectiles jusqu’à une limite maximale de 3000mg de Sildenafil (dont le nom commercial est Viagra), 200 mg de Tadalafil (Cialis) et 600 mg de Vardenafil (Levitra) pour un usage personnel.

«Quand la loi a été adoptée dans les années 1990, le parlement n’a pas tenu compte de la vente en ligne, explique Ruth Mosimann, responsable du marché des médicaments illégaux chez SwissmedicLien externe. Une exception a été créée en ce qui concerne l’importation de petites quantités afin que les touristes entrant en Suisse ne soient pas inquiétés à la frontière.»

C’est cette exception autorisant un usage personnel qui est exploitée pour importer des quantités plus importantes. Ruth Mosimann estime que la moitié des 40’000 médicaments étrangers importés se situe dans les limites fixées par la loi. Les 20’000 restants sont supposés illégaux en raison de leur volume trop important.

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Cependant ces chiffres ne sont que des projections basées sur le nombre de colis saisis par la douane suisse (un peu plus de 1200 en 2014). Personne ne connaît vraiment l’étendue du problème. Tout ce que l’on sait avec certitude, c’est que l’Inde est la source numéro un de tous les médicaments illégaux saisis à la frontière, qui représentent 45% de toutes les confiscations.

Les Pays-Bas sont le seul pays européen qui est parvenu à évaluer plus ou moins le volume réel des importations illégales de stimulants érectiles. Les chercheurs ont analysé la composition des eaux usées de trois villes pour déceler des traces de sildenafil (le principe actif du Viagra) et ont comparé leurs découvertes avec les chiffres sur les médicaments légalement prescrits. Ils ont constaté que dans les trois villes, au moins 60% de sildenafil provenaient de sources illégales.

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Un commerce risqué

Beaucoup de sites de vente en ligne de stimulants érectiles proposent aussi d’autres produits, comme des régimes amaigrissants, des somnifères et des stéroïdes anabolisants, mais c’est sur les pilules sexuelles que la promotion est la plus agressive. Nous avons trouvé des sites offrant des échantillons gratuits de Viagra générique avec chaque achat, quel que soit le médicament commandé. Les vendeurs en ligne ne se contentent donc pas simplement de répondre à la demande, mais s’activent à en créer une nouvelle.

Plus inquiétant encore, beaucoup de sites Internet vendraient aussi du Viagra et du Cialis génériques à des dosages deux à trois fois supérieurs aux recommandations. On trouve facilement des pilules de 200mg de Viagra (le dosage normal étant de 100mg) et de 60mg de Cialis (contre 20mg).

«L’effet n’est pas meilleur si vous prenez deux ou trois fois la dose quotidienne recommandée, mais les effets secondaires sont certainement beaucoup plus importants, avertit Ruth Mosimann. L’absence de supervision médicale fait que ces achats présentent un risque pour la santé, même si le produit contient le bon principe actif.»

Les limitations de la Confédération sur l’importation légale ne sont pas non plus un souci pour les sites de vente en ligne. La plupart des vendeurs de Viagra générique contactés étaient prêts à livrer de 10 à 30 fois la limite légale en une seule commande. Les seules restrictions mentionnées concernaient le montant de la transaction. Certains vendeurs ont en effet mis en garde contre une valeur de plus de 1500 dollars par commande, pour éviter d’attirer l’attention des autorités de surveillance des transactions financières internationales.

La seule façon d’empêcher des achats en gros est d’infliger une amende aux destinataires des paquets confisqués contenant des médicaments en quantités illégales. Ruth Mosimann pense que cette mesure est suffisamment dissuasive. «Les gens ne passeront pas de deuxième commande si leur colis a été saisi et qu’ils ont dû payer au moins 300 francs de frais administratifs. En cas de soupçon sur une éventuelle tentative de créer un commerce illégal de médicaments en Suisse, nous ouvrons alors une procédure pénale.»

Mais ce n’est pas seulement le commerce illégal qui inquiète les autorités suisses, mais aussi le fait que certains sites de vente en ligne sont souvent liés à des organisations criminelles internationales. Les fournisseurs indiens de médicaments génériques ne sont donc qu’une petite partie d’un trafic plus complexe.

Lors d’une des rares opérations lancées contre les exportations illégales en 2014, les autorités de contrôle des denrées alimentaires et des médicaments de l’Etat indien du Maharashtra ont découvert que des commandes avaient été envoyées par des «courtiers» aux grossistes indiens. Ces grossistes ont alors cherché les marques les moins chères des produits demandés et se sont adressés à des distributeurs locaux. Enfin, les médicaments ont été emballés et postés directement au destinataire final grâce aux adresses fournies par les courtiers. Selon les autorités du Maharashtra, la provenance des courriels des courtiers (généralement aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Australie ou à Dubaï) et la destination finale du colis illégal correspondaient rarement.

Ce «compartimentage» a également été relevé par Interpol dans son rapport sur la criminalité pharmaceutique et organiséeLien externe: «Ces pharmacies en ligne ne sont généralement pas impliquées directement dans la production de contrefaçons ou de produits illicites. Au lieu de cela, les médicaments sont achetés dans les pays de production des originaux, revendus sur Internet via leur propre site ou des sites affiliés, et distribués par courrier régulier ou par des services de messagerie.»

Coopération indienne

Les mesures prises par Interpol cette année contre ces réseaux illégaux ont révélé que l’Inde était un des principaux pays expéditeurs de paquets confisqués, pas seulement en Suisse, mais dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni, l’Irlande et la Nouvelle-Zélande (les seuls qui ont divulgué l’origine de ces colis).

Surnommée Pangea, cette opération coordonnée d’une semaine, qui inclut aussi les grands acteurs en ligne comme Google, a permis des saisies de médicaments illégaux pour un montant de 81 millions de dollars, moyennant 156 arrestations et la fermeture de plus de 2400 sites.

Ruth Mosimann admet que les efforts de coopération avec les autorités indiennes n’ont pas donné grand-chose. Il se pourrait que le gouvernement indien soit réticent à faire pression sur un secteur puissant, dont les exportations ont atteint 15 milliards de dollars en 2014. La pharma indienne est déjà sous étroite surveillance à propos de la qualité des médicaments exportés vers d’importants marchés étrangers comme les Etats-Unis, où environ 40% des génériques et des produits en vente libre viennent d’Inde.

«Au sein du gouvernement et de l’industrie pharmaceutique, certains soupçonnent que les entreprises indiennes sont dans le collimateur des régulateurs étrangers et du lobby international des médicaments», indique Syed Nazakat, journaliste et fondateur de Health Analytics, le principal site indien consacré aux soins médicaux. «La vérité est que l’organe de contrôle indien est mal équipé et manque de personnel pour surveiller la fabrication des médicaments.» 

Mais il y a des signes de changement d’attitude envers les exportations illicites de médicaments. Le ministère indien du Commerce s’est intéressé à la question en raison des pertes financière enregistrées dans la perception des droits de douanes auxquels échappe ce qui n’est autre qu’une opération internationale de contrebande.

Dans une lettre adressée l’année dernière au contrôleur général indien des médicaments (DGCI), le ministère du Commerce a vivement incité d’autres Etats indiens à suivre l’exemple du Maharashtra. «Il est suggéré que, plutôt que de considérer [les exportations illégales du Maharashtra] comme un cas isolée, le DGCI développe avec d’autres organes publics de régulation un plan d’action pour contrer ces ventes, avec notamment la suspension de licences de fabrication quand c’est nécessaire.»

(Adaptation de l’anglais: Isabelle Eichenberger)

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