L’avenir incertain de la presse de gauche en Suisse
Selon l’ordonnance que promulguera le Conseil fédéral, plusieurs journaux, souvent ancrés à gauche, risquent d’être privés de l’aide fédérale à leur distribution postale. Importante au début du 20e siècle, la presse de gauche n’a fait que décliner depuis.
Si le paysage médiatique suisse reste diversifié sur le plan géographique, il vire à la monoculture en terme de sensibilité et d’ancrage politiques.
Une tendance que la législation fédérale sur l’aide indirecte à la presse pourrait accentuer, alors qu’elle vise justement à «maintenir une presse régionale et locale diversifiée», selon les termes de la loi sur la poste. Son article 15 précise les critères de cette participation publique aux frais de distribution postale des journaux.
Interprétant de manière restrictive la notion de presse locale et régionale, La Poste estime que des journaux comme Le Courrier à Genève et la WochenZeitung à Zurich – les deux dernières publications de gauche indépendantes des partis et des syndicats – n’ont pas droit à ce subside, toutes deux ayant une couverture et un rayonnement qui dépassent les frontières de Genève et de Zurich.
Aujourd’hui, la balle est dans le camp du Conseil fédéral. Tant La Poste que les journaux concernés attendent du gouvernement qu’il définisse plus clairement la notion de région dans son ordonnance d’application de la loi révisée de La Poste,en décembre dernier.
Une vision étriquée
«Le parlement a choisi de réserver cette aide aux petits journaux (moins de 40’000 exemplaires) ce qui est tout-à-fait normal. Mais il a décidé de ne subventionner que les journaux régionaux, en excluant des titres qui ont un rayonnement au-delà de leur région», s’étonne Jacques Pilet, créateur de L’Hebdo et du Nouveau Quotidien.
Et l’ancien cadre de l’éditeur Ringier de relever: «Si Le Courrier s’était contenté de rester purement genevois, il aurait répondu aux critères fixés par le parlement. Mais comme il a une ambition intellectuelle, politique, journalistique qui dépasse l’esprit de clocher, alors il est pénalisé», relève Jacques Pilet.
Et le journaliste d’assener son verdict: «Ceci est absolument scandaleux. Avec cette disposition, le parlement affiche son mépris des journaux dont le projet éditorial ne se réduit pas à la rubrique locale.»
Alors que le dossier est sur la table du gouvernement, l’Office fédéral de la communication vient de publier une série d’études sur les médias, dont l’une aborde l’aide à la presse en proposant de l’accorder également aux titres suprarégionaux.
«Je suis contre l’aide à la presse pour les journaux à même de trouver leur équilibre financier par eux-mêmes. Mais il faut faire une exception pour des petits journaux qui permettent l’expression de voix différentes, et pas seulement à gauche. L’Etat subventionne bien la création culturelle», plaide Jacques Pilet, qui tient un blog abrité par L’Hebdo.
Cela dit, la presse de gauche n’a pas toujours été une espèce en voie de disparition nécessitant des mesures de protection.
L’âge d’or de la presse d’opinion
Aux temps fastes de la presse d’opinion durant la première moitié du 20e siècle, la Suisse comptait une dizaine de titres de gauche.
«La presse d’opinion connut un essor durable; elle s’enrichit d’organes conservateurs lors du Kulturkampf des années 1870 (Vaterland), puis socialistes (Tagwacht, Volksrecht) et finit par se donner un rôle de ‘quatrième pouvoir’ et de ‘rempart de la démocratie’. Le fait qu’elle s’adressait à un public régional (en raison de la petite taille du pays et de ses structures fédérales) et que la plupart des journaux étaient liés à un parti explique l’abondance de titres qui caractérisa la presse suisse entre la fin du 19e et le milieu du 20e siècles», raconte le Dictionnaire historique de la Suisse.
De son coté, l’historien de gauche Hans-Ulrich Jost ajoute: «Mais ces journaux de gauche dont l’audience pouvait être européenne comme le Tagwacht ont souffert du manque de publicité. Leurs pages contenaient 5 à 10 fois moins de publicité que la presse proche des partis bourgeois. Leur lectorat populaire a également diminué, surtout après la 2e Guerre mondiale avec par exemple, en 1959, le lancement en Suisse alémanique du quotidien de boulevard Blick.»
Présents dès le 19e siècle, (LaTribune de Genève, 1879, L’Impartial, 1881) les journaux indépendants des partis et centrés sur l’information achèvent d’éclipser les journaux d’opinion durant la 2e moitié du 20e siècle.
Appauvrissement du débat
La presse a donc gagné en indépendance. Mais le débat politique y a sans doute perdu en richesse. «Lorsque la Neue Zürcher Zeitung répercute un débat lancé par la gauche, elle le fait d’emblée avec un regard orienté. La quasi-disparition de la presse de gauche ne permet plus le jeu dialectique d’un débat politique», estime Hans-Ulrich Jost.
De son coté, Jacques Pilet admet que les journalistes suivent parfois massivement des modes et des points de vue. Ce qui appauvrit d’autant le débat politique.
Reste à savoir comment inverser cette tendance, alors que l’ensemble du secteur des médias traverse une phase de mutation profonde dans le cadre de la révolution industrielle engendrée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. En France, des sites comme Rue89 ou Médiapart montrent comment la presse de gauche peut rebondir sur le Net.
Raison pour laquelle Jacques Pilet s’étonne qu’en Suisse, les milieux de gauche utilisent si peu les possibilités offertes par Internet, ses outils bon marchés et hautement participatifs. «Nous allons dynamiser notre site. Mais nous n’avons pas les forces, ni les moyens de nous investir sur le Net. Notre priorité reste le journal papier, eu égard à nos lecteurs assidus qui sont souvent âgés», répond Rachad Armanios, corédacteur en chef du Courrier.
Diversité. Du fait de son système fédéraliste et sa diversité linguistique, la Suisse continue d’avoir un grand nombre de publications régionales ou locales.
L’Agefi. L’aide indirecte à la presse tirant à moins de 40’000 exemplaires ne concerne pas que la presse de gauche : le quotidien économique L’Agefi est privé de ce soutien. les modalités de ce subside doivent être revues, selon des experts mandaté par l’Office fédérale de la communication (OFCOM).
Modifier l’aide à la presse. Selon l’OFCOM, «il est urgent qu’avant de modifier le modèle d’aide à la presse, les milieux politiques en clarifient les objectifs. Un outil (plus) efficace ne peut être mis en place que si l’on définit d’abord clairement le problème à résoudre.
Diversité des opinions. Les auteurs recommandent en outre d’étendre l’aide aux quotidiens et aux hebdomadaires à petit tirage, mais à diffusion suprarégionale ou nationale (comme Le Courrier et WOZ Die Wochenzeitung), car ceux-ci contribuent au moins autant que les journaux régionaux à la diversité des opinions et sont sujets aux mêmes difficultés économiques, en raison notamment de leur petit tirage.
Presse associative. En ce qui concerne l’aide à la presse associative, la base légale en vigueur ne définit aucun objectif. Or, il y a lieu dindiquer explicitement s’il s’agit simplement de soutenir les associations ou plutôt de promouvoir la diversité des opinions en tant composante essentielle de tout système démocratique.
Postulat Fehr. Les auteurs recommandent d’attendre la publication du rapport du Conseil fédéral sur le postulat Fehr du 12 juin 2009 (Garantir la diversité de la presse) et l’achèvement des projets de recherche commandés en vue de son établissement, afin d’intégrer le débat sur l’aide à la presse dans une vision plus complète du contexte politique et économique caractérisant le paysage médiatique suisse.»
Source: OFCOM, rapport final sur l’évaluation du régime d’encouragement à la presse, décembre 2010
La branche comptait 17’482 entreprises et 116’000 employés en 2008. Elles réalisaient un chiffre d’affaires de 40 milliards de francs.
Le noyau dur, soit les mass media, compte près de 1200 entreprises. Des dix plus grands groupes de presse qui existaient encore en 2000, on est passé à sept en 2009. Leur chiffre d’affaires s’est rétréci de 6,9 à 5,8 milliards de francs.
Entre 2001 et 2009, la part de la publicité dans la presse par rapport au total de la publicité, y compris en ligne, a reculé de 53% à 37%. La valeur de la publicité en ligne était estimée à 360 millions de francs en 2009.
La publicité a en revanche crû dans les médias électroniques, notamment à la télévision (+7% à 737 millions). La publicité directe a aussi augmenté, de près de 13%, à 1,251 milliard.
Les ménages dépensent de moins en moins pour les produits de presse. Entre 2000 et 2008, leurs dépenses ont baissé de 19%. Ils investissent en revanche davantage dans les ordinateurs et les télévisions.
Source: OFCOM
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