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«La fête commence, mais elle sera un peu amère»

Fin avril, l’intervention policière dans la favela Pavao-Pavaozinho de Rio de Janeiro et la mort d’un jeune apparemment tué par la police a engendré de violentes manifestations. Keystone

Dans deux jours, des centaines de millions de téléspectateurs seront rivés à leurs écrans de télévision pour suivre la Coupe du monde de football au Brésil. Un sondage réalisé en avril montrait pourtant que pour la majorité des Brésiliens, la magie n’opérait déjà plus.

«… duas tantum res anxius optat panem et circenses», «[le peuple] ne désire que deux choses avec impatience: le pain et les jeux du cirque». La phrase du poète latin Juvénal revient d’actualité à chaque grand événement sportif international. Et les dirigeants du football mondial semblent avoir eux aussi adopté cette maxime.

La pression monte au Brésil à deux jours du coup d’envoi du Mondial. A Sao Paulo, la police a dispersé lundi avec des gaz des manifestants soutenant la grève du métro qui sème le chaos dans la mégapole. Les grévistes ont par la suite voté la suspension de leur mouvement mais décideront mercredi s’ils le reprennent ou non jeudi, jour du coup d’envoi du Mondial. Cette grève à l’origine d’embouteillages monstres menace de provoquer une belle pagaille dans la mégapole de 20 millions d’habitants pour le match d’ouverture Brésil-Croatie.

Au moins un milliard de téléspectateurs suivront le match d’ouverture, auquel assisteront le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon et onze chefs d’Etat dans un stade où les ouvriers s’affairent encore aux dernières finitions. Or lundi, après cinq jours d’une grève déclarée la veille illégale par la justice, le bras de fer entre les grévistes et le gouvernement de Sao Paulo s’est durci. Alors que les sélections affluent au Brésil, la police a dispersé dans la matinée environ 150 manifestants soutenant la grève, qui avaient enflammé des pneus pour bloquer une des principales avenues de la ville. En fin de matinée, un millier de personnes ont défilé aux cris de «Il n’y aura pas de Coupe, il y aura la grève!», accompagnés de tambours brésiliens et de vuvuzelas.

(source: afp)

Réjouissez-vous de pouvoir accueillir la Coupe du monde et arrêtez de protester, au moins durant un mois, a déclaré en substance le président de l’UEFA Michel Platini au début du mois de mai à l’adresse des Brésiliens. Il y a un an, alors que les rues du pays bouillonnaient en marge de la Coupe des Confédérations, sorte de répétition générale en vue de la Coupe du monde, le président de la FIFA Joseph Blatter déclarait que «le football est plus important que l’insatisfaction des gens» et qu’il ne devait «pas être utilisé pour leurs propres revendications».

La majorité des Brésiliens ne semble toutefois pas vouloir se contenter de pain et de jeux du cirque. Les sommes énormes dépensées pour ce Mondial – le budget initial de 6 milliards de francs a plus que doublé pour atteindre 13,5 milliards – ont attisé les braises dans un pays où malgré d’importants progrès réalisés ces dernières années, la répartition des richesses reste très inégale. Les 10% les plus riches de la population s’attribuent 40% des revenus, alors que les 10% les plus pauvres doivent se contenter de moins de 1% du total. A titre de comparaison, les proportions sont respectivement de 19 et 7,5% en Suisse.

Fenêtre d’opportunité

La Coupe du monde a cristallisé toute une série de revendications, liées directement ou indirectement à l’évènement, relève Sergio Haddad, économiste et directeur de l’ONG Ação Educativa (Action éducative), qui organisera un championnat du monde de football de rue à São Paulo en parallèle au grand raout de la FIFA.

«Beaucoup de choses entrent en jeu: violations des droits humains et des travailleurs, expulsions forcées, loi spéciale imposée par la FIFA [celle-ci entrera en vigueur durant le Mondial]. Ensuite, il y a toute une série de mobilisations qui ne sont pas liées directement à la Coupe du monde, par exemple des grèves pour parvenir à des accords syndicaux, des manifestations pour la santé, l’éducation ou l’accès à l’eau potable… Le Mondial représente dans ces cas-là une fenêtre d’opportunité. Imaginez l’impact d’une grève dans les transports publics durant la Coupe du monde», souligne Sergio Haddad.

Le Brésilien a été invité en Suisse dans le cadre d’une campagne de sensibilisation intitulée «Brésil, des buts contre l’injustice», organisée par l’ONG suisse E-CHANGER. Sergio Haddad relève un troisième élément important: le Brésil est désormais entré dans la campagne électorale en vue de la présidentielle du mois d’octobre. Selon certains observateurs, à l’instar du Financial Times, l’actuelle présidente Dilma Roussef «jouera sa réélection durant la Coupe du monde».

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«La magie s’est éteinte»

«Je pense qu’il y aura des manifestations pendant la compétition. Je doute cependant qu’elles atteindront l’ampleur de celles de 2013. D’une part, la répression a fortement augmenté. D’autre part, on assiste à une criminalisation de tout le mouvement de la part de nombreux médias de masse», affirme Sergio Haddad. Une vague de répression pointée du doigt par Amnesty International, qui a lancé une pétition contre les restrictions à la liberté d’expression et les violences policières.

«La magie n’opère plus», souligne encore Sergio Haddad. De 80% en 2007, lorsque la FIFA a attribué au Brésil l’organisation du Mondial, la proportion de Brésiliens qui voient le Mondial d’un bon œil est tombée à moins de 50%, selon le dernier sondage réalisé au mois d’avril. «Le sentiment qui prédomine, c’est que la fête commence, mais qu’elle est un peu amère».

«Je ne suis pas sûr qu’en 2007, on se rendait bien compte à quoi serait confronté le pays», observe pour sa part Celia Alldridge, coordinatrice d’E-CHANGER au Brésil. «La Coupe du monde en Afrique du Sud [2010] n’avait pas encore eu lieu. C’est à cette occasion qu’on a pu constater toutes les violations des droits humains que pouvait engendrer ce type d’événement. Je pense par exemple à l’expulsion des habitants de certains quartiers et aux règles imposées par la FIFA».

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Régression des droits des travailleurs

On est bien sûr à des années-lumière des plus de 400 travailleurs qui ont déjà trouvé la mort sur les chantiers du Qatar, qui organisera la Coupe du monde en 2018, mais le Brésil compte aussi ses victimes. Neuf ouvriers sont jusqu’ici décédés sur les chantiers brésiliens, a indiqué début avril Pierre Cuppens, vice-président de la Fédération internationale des travailleurs du bâtiment. «Il y a une pression pour aller vite et cela se traduit par une régression des droits des travailleurs, qui doivent faire de nombreuses heures supplémentaires. Notre crainte est que cette évolution se poursuive après le Mondial», observe Celia Alldridge.

La coordinatrice d’E-CHANGER met également en avant la militarisation croissante, en particulier dans les favelas, ainsi que la crainte d’une augmentation exponentielle de la prostitution durant le Mondial. En ce qui concerne les retombées positives, notamment sur les infrastructures, Sergio Haddad souligne que le Brésil a effectivement répondu à la crise de 2008 par une augmentation des dépenses publiques et non par des mesures d’ajustement structurel, comme cela s’est produit en Europe. «Était-il cependant nécessaire de construire douze stades, dont certains, comme celui de Manaus, sont destinés à devenir des ‘éléphants blancs’? On aurait pu investir cet argent dans des projets plus importants».

«De nombreux projets d’infrastructures étaient déjà prévus dans les plans de développement et auraient de toute manière vu le jour», souligne quant à elle Celia Alldridge. Dans une interview publiée sur le site de la FIFA, son secrétaire général Jérôme Valcke affirme au contraire que lorsque «les gens disent que l’argent pour le Mondial aurait pu être utilisé pour d’autres projets, c’est faux. Quand un pays se porte candidat pour une Coupe du monde, ce n’est pas contre son propre gré. C’est dans son intérêt.»

Et Jérôme Valcke de poursuivre: «La Coupe du monde est un moyen d’accélérer un certain nombre d’investissements dans un pays. La mobilité urbaine, l’hébergement et le réseau routier ont progressé».

Sergio Haddad

La perspective d’organiser cet événement a agi un peu comme un sortilège. De nombreux politiciens se sont laissés envoûter par la possibilité d’accueillir les équipes, d’avoir un stade neuf, de pouvoir mettre leur ville en évidence.

La FIFA dans le viseur

Le ressentiment des Brésiliens est toutefois important à l’égard de la FIFA, qui a dicté, comme lors de précédentes Coupe du monde, toute une série de conditions, à l’exemple des zones d’exclusion autour des stades. Quant aux Fan-Zones, on ne pourra y entrer sans billet et seuls les produits des sponsors officiels y seront autorisés. «La loi brésilienne prévoit qu’on ne peut pas vendre de boissons alcoolisées à l’intérieur des stades. Cette règle a été abolie uniquement pour imposer la marque de bière qui sponsorise la Coupe du monde», explique Sergio Haddad.

La FIFA ne fait-elle toutefois pas office de bouc-émissaire? Les règles concernant l’espace accordé aux sponsors étaient en effet claires dès le début. Et en ce qui concerne les stades, «la FIFA en exigeait un minimum de huit. C’est le Brésil qui a décidé d’en construire douze», comme le rappelle Jérôme Valcke. Une décision, qui selon le ministre des Sports brésilien Aldo Rebelo, a été dictée par la volonté d’impliquer l’ensemble du pays dans cet événement, comme il l’a affirmé à swissinfo.ch.

«C’est en partie vrai. La perspective d’organiser cet événement a agi un peu comme un sortilège. De nombreux politiciens se sont laissés envoûter par la possibilité d’accueillir les équipes, d’avoir un stade neuf, de pouvoir mettre leur ville en évidence», observe Sergio Haddad. «D’un autre côté, la FIFA est un canal dans la stratégie des grandes capitales financières. Quand elle attribue le Mondial au Brésil, elle l’attribue à un pays qui a de l’argent et peu de contrôle social. La même chose prévaut pour l’Afrique du Sud, le Qatar et la Russie. On a dû ou on devra y construire toutes les infrastructures et cela peut être imposé depuis le haut sans aucune concertation. Aux Etats-Unis, où aucun stade n’a dû être construit, en France ou en Allemagne, l’infrastructure existait déjà et les gains potentiels étaient bien inférieurs. En somme, tout ceci est un grand business et le football a définitivement été relégué au second plan».

Vous ne pouvez pas parler de l’héritage pendant ou juste après la Coupe du Monde. Ce n’est que quelques années après que l’on peut voir ce qu’est vraiment l’héritage. Il existe des héritages de différents niveaux. Le premier niveau concerne les infrastructures du football. Le Brésil va disposer de stades et de centres d’entraînement d’un niveau très élevé. […]

Ensuite, les villes ont évolué entre le moment où elles ont été choisies pour accueillir la Coupe du Monde et la période où les matches vont se dérouler dans la ville. La mobilité urbaine, l’hébergement et le réseau routier ont progressé. En Afrique du Sud, la vie des gens dans certaines villes a changé, car les villes ont investi beaucoup d’argent pour changer leur structure.

Quand les gens disent que l’argent utilisé pour la Coupe du Monde aurait pu être utilisé pour d’autres projets, c’est faux. Quand un pays se porte candidat pour une Coupe du Monde, ce n’est pas contre son propre gré. C’est dans son intérêt. La Coupe du Monde est un moyen d’accélérer un certain nombre d’investissements dans un pays. Il est facile de critiquer la FIFA, il est facile d’utiliser la Coupe des Confédérations de la FIFA ou la Coupe du Monde pour organiser des manifestations. Mais on se trompe de cible si on rend la FIFA responsable de ce qui se passe dans un pays. Si un pays se porte candidat pour une Coupe du Monde, c’est dans l’idée de se développer, pas de se détruire.

Extrait d’une interview du secrétaire général de la FIFA Jérôme Valcke, publiée le 12 mai sur le site de la FIFA

(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)

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